Afrik 21 : Le Covid-19 touche l’Afrique et le reste monde. L’un des gestes barrière préconisés par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) est le lavage des mains. Mais cela reste un défi en Afrique où tout le monde n’a pas accès à l’eau potable. Que pensez-vous de la gestion de l’eau en Afrique en cette période de crise sanitaire due au coronavirus ?
Sylvain Usher : Le Covid-19 a permis à plusieurs pays de se rendre compte de la nécessité de disposer de l’eau pour réaliser un geste aussi basique que le lavage des mains. Dans ce contexte, certains pays ont pris des mesures vis-à-vis des sociétés d’eau pour faciliter la distribution de l’eau aux populations. En certains endroits, l’eau a été rendue gratuite pour certaines catégories de clients, et ailleurs l’échéance de règlement de factures a été différée. On a constaté que dans certaines villes, pour rémunérer les sociétés qui facturaient de l’eau au mois d’avril, l’État a parfois réglé lui-même ces factures et, dans d’autres cas, l’échéance de payement a été renvoyée au mois d’août ou de septembre pour certains usagers. Dans certaines villes, l’État a renforcé l’approvisionnement en eau potable dans les zones non desservies.
Donc, un certain nombre d’actions ont été menées au profit de la distribution de l’eau, à destination des populations, au plus fort de la crise sanitaire. Et, bien sûr, cette situation a mis beaucoup de pression sur les sociétés de distribution. Puisqu’avant le Covid-19, elles éprouvaient déjà, pour la plupart d’entre elles, des difficultés à fournir de l’eau. Tandis que, pendant la crise du covid-19, il fallait fournir plus d’eau encore. Beaucoup de systèmes de distribution d’eau ont changé, la manière de travailler aussi, puisqu’il fallait protéger les équipes des sociétés d’eau.
Avec le télétravail, certains travailleurs ont été mis à l’abri, mais ceux qui étaient sur le terrain étaient obligés de réparer les pannes sur les réseaux d’eau. Et désormais les façons d’intervenir ont changé puisqu’on ne peut plus simplement se lever et prendre un véhicule pour se rentre sur un chantier. Il faut prendre préalablement toutes les précautions possibles. D’ailleurs, dans la plupart des pays, les sociétés d’eau ont fait le nécessaire et les autorités se sont rendu compte à cette occasion de la nécessité de développer les réseaux d’eau pour qu’on n’ait pas à attendre des situations comme celle du Covid-19 pour leur demander de se surpasser.
Malgré des milliards investis dans le secteur de l’eau potable, l’Afrique, notamment subsaharienne, reste à la traîne avec 400 millions de personnes qui ne disposent pas d’une source sûre d’approvisionnement en eau potable, selon la Banque mondiale. Pourquoi est-il aussi difficile d’atteindre le sixième objectif de développement durable (ODD) qui vise l’accès universel et équitable à une eau potable et abordable pour tous d’ici 2030 ?
Tout d’abord, nous ne sommes pas encore en 2030, alors on ne peut pas dire qu’on n’a pas atteint le sixième objectif de développement durable.
Mais il y a 400 millions d’Africains qui n’ont toujours pas accès à l’eau potable. N’est-ce pas ce qui pousse au pessimisme ?
Les chiffres sont certes parlants et il y a beaucoup de choses à faire. Mais si on doit atteindre les ODD, il faut changer la manière de travailler et redoubler d’efforts au niveau des pouvoirs publics pour le financement des projets. Le secteur de l’eau est très particulier. On peut vivre sans énergie, mais on ne peut pas vivre sans eau. Il y a plusieurs facteurs qui expliquent les difficultés dans le développement du secteur de l’eau.
Premièrement, l’eau n’est pas repartie de manière égale en Afrique. Il y a des régions qui ont de l’eau en abondance : des fleuves, des rivières, des lacs ou encore des nappes phréatiques. Il y a cependant des contrées qui n’ont pas assez de ressources en eau.
Ensuite, il faut traiter l’eau disponible pour pouvoir la distribuer aux populations. Cela nécessite des équipements, des ouvrages et des financements pour réaliser les projets.
Et puis, il y a les structures qui traitent et qui distribuent l’eau. Dans la plupart des pays africains, ce sont des sociétés d’État. Et, en tant que telles, elles sont gérées comme n’importe quel département administratif avec des lenteurs dans les procédures administratives et de gestion.
Il faut aussi noter le coût du service puisque, lorsqu’une société est créée, et qu’elle a pour mission de traiter et de distribuer de l’eau, elle vend cette eau à un certain tarif. Mais il s’avère que dans nos pays africains, le coût du service n’est pas du tout couvert par le tarif parce que l’eau est considérée comme un bien social. Et, malheureusement, les gouvernements utilisent cet aspect-là comme un enjeu politique.
Il y a enfin un manque de volonté politique dans la mesure où le secteur de l’eau n’est pas une priorité dans les répartitions budgétaires nationales.
Il faut aussi savoir que 80 % des maladies en Afrique sont d’origine hydrique. C’est donc la mauvaise qualité de l’eau et de l’assainissement, qui causent un grand nombre de maladies. Ainsi, en investissant en faveur d’une eau de qualité, on pourrait réduire les budgets de santé des États et améliorer la situation sanitaire.
Comment explique le retard des zones rurales dans l’approvisionnement en eau potable par rapport aux zones urbaines ?
Le problème dans les zones rurales se pose au niveau de la rentabilité qui ne permet pas d’investir comme on devrait le faire normalement. Le problème est aussi technologique. Il faut trouver des technologies à faible coût, et mettre en œuvre la décentralisation de la desserte en eau pour arriver à des coûts qui soient intéressants.
Les pays d’Afrique du Nord n’ont pas d’énormes ressources d’eau douce comme c’est souvent le cas dans certains pays d’Afrique subsaharienne. Pourtant, le taux d’accès à l’eau potable s’est nettement amélioré au nord, dépassant les 80 % en 2018, toujours selon la Banque mondiale. Pendant ce temps, la situation stagne en Afrique subsaharienne. Comment expliquer ce contraste ?
Tout dépend de la volonté politique. Quand on regarde un pays comme le Maroc, le taux de couverture en eau potable atteint presque 100 % en milieu urbain et 98 % en zone rurale. Ils n’ont pas d’énormes réserves d’eau, mais ils s’organisent de telle sorte que les populations puissent avoir de l’eau. Ce n’est qu’une volonté politique, les solutions existent.
Quel rôle joue l’Association africaine de l’eau (AAE) dans l’amélioration de l’accès à l’eau potable en Afrique ?
L’AAE est composé de sociétés d’exploitations de l’eau et d’assainissement. Hormis ces membres, il y a aussi des membres affiliés qui sont des fournisseurs d’équipements en matière d’eau et d’assainissement. Notre organisation leur donne l’opportunité de présenter leurs produits à différents clients qui sont des sociétés d’eau et éventuellement des gouvernements. La mise en relation de ses acteurs peut permettre d’améliorer la situation. L’AAE intervient aussi bien dans la présentation des solutions technologiques que dans le renforcement des capacités des sociétés d’eau et d’assainissement.
En Afrique, au sud du Sahara, peut-on privilégier le partenariat public privé (PPP) pour faciliter le développement des projets d’eau potable comme c’est le cas actuellement dans le secteur de l’électricité ?
Le PPP n’est pas forcément une panacée. Nous avons eu des cas dans certains pays ou les entreprises privées se sont installées, notamment pendant la période des réformes institutionnelles du secteur de l’eau en Afrique. Mais malheureusement le système n’a pas fonctionné. Nous avons aussi des situations où la société était entièrement publique, étant donné des normes de gestion qui ont été mises en place, ainsi que la gestion par objectif qui a été assigné à la société, les chiffres ont progressé normalement…
Est-ce que le PPP ne peut pas être un rempart face aux lenteurs administratives ?
Tout dépend de la société d’État et de sa tutelle qui est souvent le ministère en charge de l’eau. Pour ce qui est de la société d’État, si elle défini des objectifs bien précis et qu’on n’intervient pas de manière intempestive dans sa gestion, elle peut développer de très bonne capacité, non seulement au niveau de la gestion, mais aussi au niveau de la technique nécessaire pour le fonctionnement des ouvrages qui sont mis à sa disposition. On a besoin de mettre en place des cadres institutionnels performants, pour permettre à l’entreprise d’État de faire son travail dans le secteur de l’eau potable et de l’assainissement.
L’Afrique du Nord fait face à un stress hydrique qui s’aggrave au fil du temps. Cette situation est aussi à l’origine des tensions actuelles entre le Soudan, l’Égypte et l’Éthiopie au sujet du barrage de la Renaissance sur le Nil, qui pourrait réduire le débit du fleuve. Pour faire face au stress hydrique, les pays d’Afrique du Nord ne doivent pas se tourner davantage vers des ressources en eau non conventionnelles comme le dessalement et la réutilisation des eaux usées traitées ?
Au niveau de la réutilisation des eaux usées, nous avons encore un problème culturel. De fait, nous les Africains, du Nord ou du Sud, nous ne sommes pas tout à fait prêts à boire de l’eau potable issue des eaux usées traitées.
Quid du dessalement ?
Concernant le dessalement, il faut avoir un accès à la mer. Si l’on prend ainsi l’exemple de l’Éthiopie, le pays n’a pas d’accès à la mer… Pour le Soudan il y a la Mer rouge. Mais là tout dépend du degré de salinité de l’eau et les coûts du dessalement. Il faut que l’eau dessalée puisse être produite à un coût qui permette aux populations d’acheter l’eau distribuée. Or, il est vrai qu’aujourd’hui la technologie de dessalement coûte un peu moins cher qu’il y a quelques années, mais les coûts restent quand même encore un peu élevés.
L’Afrique regorge d’environ 5 milliards de m3 d’eau provenant des fleuves, des rivières, des lacs et de la nappe phréatique. Or, nous n’utilisons que 4 % de nos ressources disponibles pour la production d’électricité, l’approvisionnement en eau des populations et l’irrigation. Ce qu’on devrait chercher à faire, c’est de voir comment répartir cette eau pour que même les populations des zones arides puissent en disposer. Bien sûr, il y a des investissements à réaliser, mais par rapport au dessalement, c’est une option à envisager. Le dessalement n’est pas forcément une option pour tous les pays. Certains se lancent dans le dessalement, mais d’autres n’ont pas d’opportunités financières pour le faire. Je pense qu’on doit d’abord utiliser les ressources disponibles et les utiliser à bon escient en résolvant les problèmes de fuite d’eau, ce que nous appelons l’eau non facturée. Certains pays perdent ainsi jusqu’à 50, 60, voire même 70 % d’eau dans le réseau.
Des propos recueillis par Jean Marie Takouleu