En marge de la 8e édition du salon Africités à Marrakech, dont Engie était l’un des principaux sponsors, Afrik 21 a interviewé Amine Homman et Philippe Miquel, respectivement directeurs Afrique du Nord et Afrique de l’Ouest chez Engie, acteur mondial de l’énergie. Regards croisés sur les ambitions africaines et les prochaines cibles du groupe.
Depuis deux ans Engie a racheté plusieurs sociétés africaines. Apparaître le moins français possible semble être le nouveau paradigme des entreprises hexagonales sur le continent ?
Philippe Miquel : Ce n’est pas nouveau et cela s’est toujours fait. Vous ne poseriez pas la question en ces termes sur l’Amérique du Sud. Nous sommes au Brésil depuis plus de dix ans, nous y sommes brésiliens et il ne nous viendrait pas à l’esprit d’y mettre des Français ou des Belges. Idem au Chili, ou ailleurs. Pour nous, ce qui est relativement nouveau, c’est notre présence en Afrique subsaharienne, alors que nous étions historiquement implantés en Afrique du Nord. Le reste…
Amine Homman : Philippe a raison. Et ce n’est pas une sorte de complexe que l’on nourrit. Le sujet n’est pas là. On ne renie absolument pas l’apport d’un groupe comme le nôtre pour l’Afrique, parce que l’expertise a été développée sur d’autres marchés. En revanche, pour pouvoir répondre de manière plus pertinente aux demandes locales, il faut que nous soyons locaux. Et pour ce faire, il faut des partenariats forts avec des entreprises locales. D’autant que, de plus en plus d’appels d’offres en Afrique insistent sur le contenu local afin que les infrastructures dédiées au développement économique puissent créer de l’emploi sur place. D’ailleurs, en Afrique on doit être environ 3 000 personnes avec seulement 1 % d’expatriés. Et, ce qui est tout aussi fondamental, c’est le transfert de savoir-faire.
Comme pour Fenix International dont vous avez transféré récemment le siège en Ouganda ?
PM : Fenix, c’est une solution de kit solaire qui a été développée essentiellement dans le monde anglo-saxon, mais pour l’Afrique. Et que nous avons racheté il y a un an. Nous venons donc de transférer le siège social de San Francisco aux États-Unis en Ouganda. Mais l’essentiel n’est pas là. Ce qu’il faut retenir, c’est surtout le transfert de compétence.
Et donc, les emplettes d’Engie en Afrique sont terminées ?
AH : Vous savez, la BU Afrique a été créée en janvier 2016 pour pouvoir répondre aux besoins du marché africain et proposer des solutions à l’Afrique sur l’ensemble des compétences dont dispose le groupe. En particulier sur les différentes solutions transversales que nous déployons, mais aussi en adaptant notre offre à la spécificité des différents pays d’Afrique. Nous exerçons nos métiers sur trois secteurs d’activité principaux, que sont la production d’énergie bas-carbone (énergies renouvelables ou gaz naturel, principalement), les infrastructures énergétiques (les terminaux gaziers, les réseaux de distribution d’électricité ou de gaz) et les services à l’énergie… Les acquisitions que nous réalisons sont destinées à créer des plateformes transversales et locales de services à l’énergie qui vont de la conception, de l’installation à des services de maintenance, de performance énergétique et d’efficacité énergétique, avec des acteurs locaux. Le groupe Engie, c’est plus de 150 000 personnes. Mais vous avez déjà plus de 100 000 personnes qui sont dans les services à l’énergie. C’est donc intrinsèque à l’activité du groupe. En revanche, ce qui est relativement nouveau, c’est que nous proposions cette offre en Afrique, grâce à nos partenaires. Il y a certains marchés plus ou moins matures qui font déjà appel à l’externalisation de ce genre de services : le facility management, la maintenance multi-techniques, le chauffage ou le réseau de froid… de climatisation et l’éclairage public. Ce sont là des solutions complètes que nous proposons : nous pouvons investir, réaliser les infrastructures et les exploiter sur la durée en nous engageant sur des performances qualitatives.
L’efficacité énergétique, dont on parle peu, est un gros sujet pour vous ?
AH : Oui, c’est un paradoxe. Parce que tous les États se sont engagés sur des objectifs de réduction de leurs émissions de gaz à effet de serre, notamment lors de la COP21, et toutes les études de projection montrent que ces objectifs ne seront pas atteints sans l’efficacité énergétique. Mais pour autant, ce n’est pas un sujet qui est toujours compris ni dont on mesure encore toujours toute l’étendue.
PM : Nous nous focalisons en permanence sur ce paramètre précis que représente l’efficience énergétique. Dans les décisions d’achat que vous évoquiez et concernant notre offre. Il s’agit de proposer à nos clients, que sont les territoires, les clients industriels, les services et autres… un usage toujours plus efficient de l’énergie. Mais l’usage est aussi souvent combiné à la production, qui elle est de plus en plus décentralisée. Il faut bien comprendre qu’il s’agit là d’une rupture majeure dans nos métiers : l’évolution inéluctable du secteur de l’énergie vers la décentralisation. Chez Engie, nous considérons que ce mouvement est irréversible. Et nous avons l’ambition d’accompagner cette révolution, partout dans le monde. Avant, on opérait des grandes centrales, qui alimentaient des réseaux, qui alimentaient des clients. Désormais, le système s’inverse. Les clients produisent localement de l’énergie, avec du solaire, de l’éolien, du biogaz… et la réinjectent dans les réseaux. Même si, en Afrique, les besoins sont tels qu’on utilise de tout : du réseau centralisé, de la production moins centralisée avec les mini-grids, et du kit solaire…
Comment se fait le choix entre les différents réseaux, centralisés ou non ?
AH : Les systèmes vont cohabiter. Mais le tout centralisé, avec les investissements colossaux qu’il supposerait, de l’ordre de 400 milliards de dollars à l’échelle de l’Afrique, impliquerait un horizon extrêmement long pour électrifier l’Afrique.
PM : Oui, cet ancien monde, que décrit Amine, est responsable du très faible taux d’électrification rural en Afrique. Il faut désormais un changement de logiciel et quitter la logique du moindre « coût de production » déployée sur un réseau pour aller vers celle du moindre « coût d’accès ». Combien cela coûte de connecter quelqu’un ? Voilà la question qu’il faut se poser, en fonction de l’éloignement au réseau central. La Banque mondiale a calculé qu’entre 2000 et 2014 ses programmes d’électrification rurale en Afrique, par le réseau central, avaient coûté environ 4 000 dollars par connexion. Aujourd’hui, connecter quelqu’un avec un mini-réseau, c’est entre 500 et 800 dollars. Un kit solaire, ça tourne entre 150 et 300 dollars, exceptionnellement ça monte à 600 dollars la connexion. Donc, toute l’équation économique dépend de la distance au réseau et de la densité de population à servir. D’autant plus que l’on peut très bien connecter plus tard ces mini-réseaux au réseau central. Mais bon… il y a encore certains États africains qui n’appréhendent pas toutes les possibilités de la décentralisation énergétique et gardent une vision strictement calée sur les réseaux centraux.
À ce propos, vous avez gagné plusieurs contrats avec Meridiam pour des centrales solaires raccordées au réseau central de la Côte d’Ivoire. Comment travaillez-vous avec Meridiam et d’autres investisseurs sur ces projets ?
PM : Au Sénégal nous avons déjà construit deux centrales pour Meridiam, Santhiou-Mekhe et TenMerina. Nous n’étions pas investisseurs sur ces projets-là. Le solaire est la seule activité où nous détenons notre propre EPC : Engie Solar. Nous étions donc EPCiste et également opérateurs de ces deux centrales. Dans le cadre de l’initiative Scaling solar, nous avons été retenus récemment pour deux centrales solaires à Kahone et à Kaël. Et là, pour la première fois, nous sommes co-investisseurs aux côtés de Méridiam et du Fonsis [Fonds souverain sénégalais, Ndlr]. Sur les gros investissements, liés à des réseaux centraux, on aime bien être en partenariat, entre autres pour partager les risques. Notamment avec Meridiam, avec qui nous travaillons très bien.
AH : Sur ce genre d’investissements, qui sont très lourds, on n’est jamais seul. Là, par exemple, on termine la construction d’une centrale thermique au Maroc. On parle quand même d’un investissement de 2,5 milliards de dollars. Dans ces cas-là, on y va souvent avec des partenaires locaux et d’autres investisseurs qui partagent le risque avec nous.
Sur quelles énergies vous positionnez-vous en Afrique ?
AH : Sur les énergies renouvelables : l’éolien, le solaire photovoltaïque, le solaire thermique ou le solaire à concentration, la biomasse, l’hydroélectricité…
Pas la géothermie ?
AH : Si bien sûr, en Afrique de l’Est.
PM : On regardera. Et s’il y a des opportunités, on ira.
Et le gaz bien sûr…
AH : Oui, d’autant que les énergies renouvelables ont besoin du gaz naturel pour pallier l’intermittence de la production. Dans ce contexte, le gaz naturel est l’énergie la plus facile à mettre en œuvre et la plus propre.
Quand le pays en dispose.
PM : Enfin… puisqu’on parle de l’Afrique, il y a quand même beaucoup de pays qui sont très bien dotés.
AH : Et quand il n’y en a pas, on peut le faire venir, grâce à des infrastructures, type terminal méthanier, ou autre.
Pour l’ensemble de ces énergies, quels sont actuellement les gros appels d’offres sur lesquels vous êtes engagés en Afrique du Nord ?
AH : Il y a plusieurs appels d’offres importants sur l’Afrique du Nord pour des réseaux d’électricité centralisés, notamment sur le solaire. Au Maroc, l’agence du Masen va lancer un programme sur environ 1 000 MW en photovoltaïque, sur lequel nous irons. Il y a un gros appel d’offres qui va sortir, probablement d’ici la fin de l’année, pour pallier les problèmes d’intermittence, qui peuvent être résolus à partir du gaz, ou par des solutions de stockage de l’énergie (batteries, stockage hydraulique, stockage par sel fondu…). Et donc le Maroc va sortir, peut-être au premier semestre 2019, un important appel d’offres de ce qu’on appelle le « Gas to power » c’est-à-dire un terminal méthanier et un réseau de gaz qui sera une sorte de dorsale, qui ira alimenter un certain nombre de centrales électriques, qu’il faudra également construire. Globalement, l’investissement est estimé à 4,5 milliards de dollars. Sachant qu’il y a déjà un appel à manifestation d’intérêt qui a eu lieu. Il y a aussi différents appels d’offres sur l’éclairage public. La ville de Kénitra en a lancé un pour environ 60 000 points lumineux, auquel nous répondons la semaine prochaine. La ville de Rabat va lancer prochainement un appel d’offres pour l’éclairage public. Et nous répondrons en apportant des solutions d’alimentation, pour partie, en énergies renouvelables.
Et ailleurs qu’au Maroc ?
AH : Il y a aussi des appels d’offres qui vont sortir sur le photovoltaïque en Algérie. On parle là de 4 GW, qui devraient sortir en plusieurs tranches, sur un programme prévu de 22 GW…
La Tunisie a aussi lancé des appels d’offres sur l’éolien et le photovoltaïque, sur lesquels nous sommes présents. Nous répondons là également sur un réseau de froid dans la région de Tunis.
En Égypte nous construisons un parc éolien et nous discutons actuellement de son extension. On répond aussi sur les services à l’énergie pour le grand musée du Caire. Là, il y a un important appel d’offres qui va être lancé sur du facility management et de l’efficacité énergétique.
Quels sont vos projets en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale ?
PM : Sur l’Afrique de l’Ouest, nous avons un projet de 50 MW d’éolien au Ghana qui avance bien. On a des projets dans le centralisé au Cameroun et au Nigéria. On regarde des choses en Côte d’Ivoire. On continue de s’intéresser aux projets du Sénégal.
Par ailleurs, nous sommes en train de construire huit mini-réseaux au Gabon pour 2,2 MW. Il y a un certain nombre d’appels d’offres dans les mini-réseaux qui vont sortir au Nigéria, débloqués par la Banque mondiale, appuyés par l’IFC [International Finance Corporation, Ndlr], et développés par l’Agence de l’électrification rurale. Là on parle de 150 mini-réseaux. Il y a des appels d’offres attendus au Bénin, au Togo et au Burkina Faso. Il s’agit de mini-réseaux en nombre assez significatif.
Enfin, sur les kits solaires, on a ouvert la Côte d’Ivoire, après l’Ouganda et la Zambie. Et on s’intéresse à plusieurs autres pays dans la zone Afrique centrale et Afrique de l’Ouest, afin de développer ces kits solaires.
Et concernant l’Afrique de l’Est ?
AH : En Éthiopie, nous sommes prêts à participer à des projets IPP [Independent Power Producer, Ndlr] qui doivent être lancés début 2019 sur hydro, ainsi que des projets IPP photovoltaïques et également des projets décentralisés. Au Kenya nous travaillons au développement d’un projet PV, de projets géothermiques et de projets décentralisés.
Et enfin en Afrique Australe ?
PM : Nous regardons des projets de production centralisés d’énergies renouvelables, des projets gas-to-power, des mini-réseaux et des opportunités sur le marché B-to-B.
Christoph Haushofer