AFRIK 21 : le 5e Forum méditerranéen de l’eau s’ouvre ce 5 février 2024 à Tunis. Quelle est la particularité cette année, en dehors du thème qui invite à une sobriété hydrique partagée ?
Alain Meyssonnier : nous sommes dans une situation inédite. Il y’a encore quelques jours, le 2 février 2024 précisément, une situation de crise a été déclarée en Catalogne (communauté autonome du nord-est de l’Espagne). La situation est similaire au Maroc, en Tunisie, dans le sud du Portugal, dans le sud de l’Italie, dans le sud-ouest de la France, etc. Elle se manifeste par de fortes précipitations qui créent des dégâts énormes comme cela a été le cas en Libye en septembre 2023, en Grèce, ou encore dans le sud de l’Italie, et par une sécheresse chronique. Cet autre phénomène naturel, également accentué par le changement climatique, dure depuis plus de trois ans maintenant en Espagne, et 10 ans en Tunisie et au Maroc, mettant tout le monde en état d’alerte.
Il y’a quelque chose de positif dans tout cela. C’est le fait qu’aujourd’hui le monde se rende compte qu’on ne peut plus ignorer l’eau, qui nous est indispensable. Il faut respecter cette ressource, et cela passe par l’équilibre entre la quantité d’eau que l’on prélève dans le milieu naturel et celle que l’on laisse, même si dans certains cas elle est asséchée. Très important aussi, connaître les usages de l’eau en méditerranée, notamment dans l’agriculture, les industries, l’urbain, le tourisme. Tout le 5e Forum méditerranéen de l’eau sera axé sur ces problématiques.
La grand-messe sur l’eau en Méditerranée se tient dans un contexte où les pressions (pollution, changement climatique, etc.) s’accroissent sur cette ressource, et devraient s’aggraver avec la croissance démographique, le développement du tourisme, de l’industrie et des terres irriguées. À quelles conséquences doit-on s’attendre sur la durée ?
On doit s’attendre à la disparition des lacs, des zones humides, des rivières, des lacs et de la biodiversité. C’est un cri d’alarme finalement que nous lancerons lors du forum de Tunis, la capitale de la Tunisie.
La bonne nouvelle, c’est que beaucoup de choses sont déjà en train de se faire. Nous allons par exemple avoir à cette rencontre sur l’eau en méditerranée, la présence de grands groupes internationaux qui ne s’intéressaient pas aux questions de l’eau il y’a 20 ans. Le premier est le géant français de l’agroalimentaire Danone, pour qui l’agriculture fournit 85% des intrants pour fabriquer leurs produits. Et donc si l’agriculture locale souffre par manque d’eau, cette entreprise fermera ses unités dans un certain nombre de pays. Ce paramètre, Danone l’a pris en compte et a mis sur pied une stratégie en termes de ressources en eau.
La deuxième grande entreprise qui sera présente à ce forum est l’Office chérifien des phosphates (OCP), qui a revu sa stratégie en termes de ressource en eau, et 15 ans après, le groupe marocain est autonome en eau. C’est à dire qu’il ne prélève plus une seule goutte d’eau dans le milieu naturel. L’entreprise réutilise plutôt les eaux usées issues des villes à proximité de ses mines au Maroc pour couvrir 30% de ses besoins, et dessale l’eau de mer pour couvrir les 70% des besoins restants.
Ce sont ces exemples là que l’on veut apporter au monde. Si les grands groupes s’y mettent tous, tout le monde (usagers, entreprises, agriculteurs, etc.) s’y mettra pour soutenir les pouvoirs publics dans la réalisation du double objectif qui est de garantir la disponibilité et la qualité de l’eau pour pouvoir continuer à vivre. Sinon, on assistera de plus en plus à des crises, notamment migratoire.
Dans le secteur agricole, la nouvelle donne au niveau mondial est aussi de se poser la question de savoir quelles sont nos ressources et nos capacités, avant de choisir le type d’agriculture à mettre sur pied.
Outre la valorisation des eaux non conventionnelles, qui est une solution à moyen terme pour relever les défis qui menacent les ressources en eau en méditerranée, l’Institut méditerranéen de l’eau (IME) suggère le développement de la coopération transméditerranéenne entre les collectivités locales et les professionnels de l’eau. Dans quelle mesure cette recommandation est-elle appliquée et suivant quels principes ?
Le premier principe est de mieux connaître et protéger les ressources existantes. La seconde mesure veut qu’on connaisse mieux les usages locaux de l’eau et que l’on considère que son accès et sa surconsommation puissent être des problèmes. Également, intégrer le mix énergétique dans les processus de réutilisation des eaux usées et du dessalement, qui pose quand même un problème de rejet de saumure. Le quatrième principe se résume à l’entretien des infrastructures hydrauliques et la formation de la main d’œuvre locale en adoptant les technologies digitales et d’information, et ça c’est l’efficience. Parce que si on est performant, on gagne la confiance des usagers, des politiques, et même des bailleurs de fonds.
Nous allons par exemple voir comment associer des bailleurs de fonds classiques à des stratégies comme celle de Danone, évoquée plus haut, et ainsi améliorer les impacts dans les pays.
La digitalisation, qui fera l’objet de toute une table ronde à Tunis, pourrait également jouer un rôle important dans la gestion de l’eau en méditerranée. Ce sera à quelles conditions ?
Comme dans tous les secteurs d’activités, on ne peut plus faire sans la digitalisation. Mais avant de le faire, il faut travailler sur les fondamentaux qui sont : connaître ses installations et les avoir recensés, connaître ses abonnés et les avoir recensés, entretenir ces deux bases de données.
Bien sûr une fois qu’on a fait ça, et c’est une condition préalable, le digital va faciliter les autres processus. C’est-à-dire qu’on va avoir accès à l’information plus facilement, on va optimiser la consommation d’eau, etc. Il y’a énormément de forages en France qui n’ont pas de compteur. C’est-à-dire que les gens pompent de l’eau, on n’a véritablement pas de données. Alors qu’il existe des compteurs intelligents qui sont installés en Europe, et de plus en plus en Afrique, qui permettent à l’usager de contrôler sa consommation, et de détecter des fuites d’eau qu’il pourra corriger à temps.
Pour me résumer, le digital n’est pas la panacée, mais quelque chose qui vient permettre à ceux qui travaillent déjà, d’aller plus loin.
Après la vulgarisation des bonnes pratiques en matière de gestion de l’eau en méditerranée, quel autre rôle joue l’Institut méditerranéen de l’eau ?
Nous partageons également les bonnes pratiques sur la répartition des ressources communes, notamment le fleuve Gambie (1 120 km) ou en fleuve Sénégal (1 750 km) dans la sous-région Afrique de l’Ouest ; la gestion des risques de sécheresse et d’inondations, etc. Ensuite, si un de nos membres nous demande de l’aider, nous le faisons. Nous nous limitons à mettre en valeur les problèmes, ainsi que les solutions qui peuvent être apportées. Après, chaque pays est libre de l’appliquer comme il l’entend.
Un plaidoyer peut-être sur le financement et qui sera fait lors de l’édition 2024 du Forum méditerranéen de l’eau, c’est d’essayer de faire en sorte qu’il y’ait pas de concurrence entre les bailleurs de fonds pour financer l’accès à l’eau. Il y’a également la volonté de créer une alliance de bailleurs de fonds pour l’eau, mais sa concrétisation prendra des années.
Nous avons aussi proposé, il y’a peu de temps, la création d’un guichet unique pour le financement de l’eau en méditerranée. On nous a dit que c’était impossible, mais nous allons continuer à pousser cette idée, et je pense que de sa concrétisation, peut venir de la prise de conscience des grands groupes. Je pense qu’il faut absolument les associer avec les bailleurs de fonds traditionnels, les municipalités et les donneurs d’ordre de manière à ce qu’ils puissent être encore plus efficaces parce que eux, ils savent ce que c’est que la performance. Sans performance, ils n’existent pas.
Ils seront tous à Tunis, la Banque africaine de développement (BAD), le Banque européenne d’investissement (BEI), l’Agence française de développement (AFD), l’Agence allemande de coopération internationale pour le développement (GIZ),, avec des participations plus ou moins importantes. Il faudrait que ces institutions financières repartent de là en disant, j’ai entendu des choses très intéressantes, il va falloir qu’on change notre politique.
Le 5e Forum méditerranéen de l’eau se referme le 7 février 2024. Quelle sera la prochaine étape ?
Nous prévoyons d’organiser une conférence des collectivités méditerranéennes à Marseille en France, au début du mois d’avril 2024. L’objectif est de compléter, avant le forum de Bali, la vision du forum méditerranéen de l’eau par l’échelle collectivité locale (régions, villes et associations de ville). En fait c’est d’essayer de réunir des décisions politiques en ce qui concerne l’usage de la ressource en eau au quotidien et sur le terrain. Ce n’est pas sûr qu’on y arrive, mais c’est un objectif que nous avons.
Suivra le 10e Forum mondial de l’eau à Bali en Indonésie, du 15 au 18 mai 2024, où nous porterons une dizaine de solutions intéressantes en matière de gestion de l’eau en méditerranée.
Des propos recueillis par Inès Magoum