Jean Marie Takouleu : La cession du « nouveau Suez » par Veolia au consortium d’investisseurs réunissant Meridiam, Global Infrastructure Partners (GIP), la Caisse des Dépôts et CNP Assurances, a été finalisée début février 2022. Qu’est-ce que cela va changer concrètement pour SUEZ ?
Ana Giros : Le 1er février 2022, Meridiam, GIP, la Caisse des Dépôts et CNP Assurances ont effectivement racheté une partie de l’ancienne SUEZ notamment les activités en France, Asie, Inde, Australie et Afrique. Dans ce nouvel ensemble, il est important de souligner que toute la chaîne de valeur, toutes les expertises techniques ont été conservées. On parle de 35 000 collaborateurs, neuf centres de recherche et de développement (R&D) et près de 7 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Donc c’est un ensemble assez cohérent qui garde toutes les capacités d’innovations, sous la houlette de quatre investisseurs qui ont envie de faire grandir SUEZ. C’est un groupe qui a 160 ans d’histoire et beaucoup de savoir-faire. C’est une nouvelle page de l’histoire qui commence.
Comment évoluera le groupe SUEZ à l’international, par rapport à sa présence historique ?
À l’international, on est sur un marché en croissance exponentielle, en particulier en Afrique où les besoins sont énormes. Il y a bien sûr les besoins d’infrastructures, mais il y a aussi des besoins en termes de qualité de service, de digitalisation et de performances des réseaux. Aujourd’hui tout le monde a besoin d’être accompagné sur la partie transition écologique au sens large localement, mais aussi sur la question de l’eau qui doit s’accélérer dans les prochaines années partout sur la terre. Donc à l’international, on reste très présents en Afrique et Asie, deux continents importants où il y a une forte croissance démographique, où l’on constate l’impact du changement climatique notamment le stress hydrique ou de fortes pluies. Sur toutes ces questions, SUEZ peut apporter des solutions. Nous sommes en Afrique depuis 70 ans particulièrement en Égypte au Maroc, au Sénégal, en Côte d’Ivoire, etc. Nous sommes présents dans la plupart des capitales africaines et ce depuis longtemps pour la partie infrastructure d’eau.
En Afrique, SUEZ s’occupe de la gestion des eaux usées, la production de l’eau potable, la gestion des déchets… est-ce qu’on s’attend par exemple à ce que SUEZ en Afrique accélère davantage sur l’eau plutôt que sur les déchets ?
Pour l’instant nous sommes en train de redéfinir la stratégie du groupe et on n’a pas encore arrêté cet exercice. Mais ce qui est clair est que, nous avons des références très importantes dans la gestion de l’eau en Afrique. Au Maroc par exemple, notre filiale Lydec gère l’eau, l’assainissement et de l’électricité pour 5 millions d’habitants à Casablanca. Nous avons construit des infrastructures, des stations d’épuration, on aide nos différents clients à avoir une empreinte carbone limitée. Nous sommes au Sénégal où 7 millions d’habitants ont accès à l’eau potable grâce à nos services, nous avons créé de nombreuses infrastructures.
Notre objectif est de continuer à développer la filière eau, tout en continuant à gérer les déchets. Au Maroc par exemple, on travaille beaucoup sur les déchets industriels.
Actuellement, SUEZ accélère sur le service c’est-à-dire la production et la distribution de l’eau potable. Est-ce que cette politique va continuer, et si oui, pourquoi une telle politique ?
Cette politique va de concert avec les banques de développement comme l’Agence française de développement (AFD), le groupe de la Banque mondiale… qui aimaient bien investir dans les infrastructures. Dans le secteur de l’eau, on s’est rendu compte que lorsqu’on a des infrastructures, et que le réseau d’eau de distribution est vieillissant, on perd finalement de l’eau dans les canalisations.
Donc quelque part, l’efficience du réseau devient presque aussi importante que les infrastructures. Donc il faut investir sur les réseaux et la performance physique et commerciale ainsi que la qualité de services que nous fournissons à nous clients. Parce que si on perd 50 % de l’eau dans le réseau, ça ne sert à rien de construire d’autres infrastructures. On pense que cette partie de la chaîne de valeur est très importante. Le groupe SUEZ a énormément d’expérience qu’il peut partager avec ses clients.
Le groupe SUEZ compte-t-il gérer le service public de l’eau dans d’autres villes africaines à l’avenir ?
Ce qu’il faut, c’est que l’on arrive à déterminer où l’on peut créer de la valeur. Le continent africain connaît une croissance démographique exponentielle. De 250 millions d’habitants en 1914 à 1,2 milliard d’habitants aujourd’hui, on projette à 1,6 milliard d’habitants en 2030 et 2 milliards d’ici à 2050. Il y a aussi l’urbanisation et on a davantage de demandes d’eau. Plus la démographie augmente, plus il y a des besoins en eau. Et en parallèle, il y a le stress hydrique avec les phénomènes de sécheresse qui s’accentuent aujourd’hui en Afrique du Nord et australe.
SUEZ a des innovations à apporter et à partager, et on va s’y atteler. Est-ce que c’est sous une forme de prestation ou d’assistance technique ou d’autres formes, on y réfléchit encore et cela s’adaptera au contexte local qui est toujours spécifique. Il y a aussi des solutions technologiques qu’il faut qu’on apporte, mais également des innovations en matière de modes de gestion de l’eau sous l’angle Business Model et des modes de financement. On verra s’il y a des possibilités de financement avec les banques de développement ou des sociétés mixtes comme on l’a fait par exemple au Sénégal.
Aujourd’hui le taux d’accès à l’eau et à l’assainissement dans les pays d’Afrique du Nord est plus élevé pourtant il y a moins de ressources d’eau de surface et souterraine, tandis qu’en Afrique subsaharienne il y en a suffisamment, mais le taux d’accès à cette ressource est finalement limité. Quel est l’enjeu de l’eau et de l’assainissement sur le continent et comment le groupe SUEZ se positionne-t-il sur le secteur ?
On se positionne à travers trois volets : d’abord les infrastructures. Il faut les infrastructures d’eau potable et de recyclage des eaux usées afin qu’elles puissent être réutilisées ou qu’elles soient reversées une fois bien traitées dans le milieu naturel. Ça peut être des infrastructures construites avec des budgets propres, ou en partenariat public-privé (PPP). Après on se positionne dans la partie gestion de l’eau et de la clientèle, c’est-à-dire rendre le réseau efficace et ne pas perdre l’eau que l’on produit dans les infrastructures.
Enfin il y a l’aspect circularité. Il faut des stations d’épuration qui permettent la réutilisation des eaux usées traitées. Au Maroc par exemple, nous travaillons à la récupération des eaux de pluie. L’année dernière, on a eu de fortes pluies à Casablanca et cette année, la sécheresse est plus importante.
Donc je dirais les infrastructures au sens large, l’efficacité du réseau et de la gestion de la clientèle et la circularité. Et tout ceci doit être accompagné de la digitalisation.
Les PPP sont à l’origine du dynamisme actuel dans le secteur de l’électricité. Ce modèle est-il envisageable dans la gestion de l’eau en Afrique ?
Le plus difficile dans les PPP c’est de rendre les projets rentables. Le modèle le plus courant, notamment dans le secteur de l’électricité, c’est que l’on construit des infrastructures sur nos fonds propres et on se paie avec les recettes de la vente d’électricité par la suite… Or, dans le monde de l’eau et des déchets, il faut être sûr qu’il y’aura des recettes pérennes par la suite qui vont permettre de rembourser le capital investis pour la partie des infrastructures. Nous avons parfois du mal à trouver des écosystèmes qui rendent les investissements faisables et rentables.
Mais les Africains paient des factures qui peuvent permettre de rembourser les investissements dans les infrastructures…
Les PPP sont un peu complexes parce qu’ils impliquent à la fois les sociétés, les banques, les constructeurs… C’est tout un écosystème. Il faut en moyenne 5 ans pour qu’un projet de PPP n’aboutisse. Ce sont des engagements à long terme, donc il est nécessaire d’avoir une stabilité et une détermination politiques.
Chez SUEZ nous considérons le PPP comme un modèle d’avenir, car il faut créer une collaboration intelligente entre l’État, les sociétés, les banques de développement et les banques commerciales.
Les acteurs mondiaux de l’eau sont réunis à Dakar à l’occasion du 9e Forum mondial de l’eau. Que signifie la présence de Suez à cette grande messe mondiale sur l’eau ?
Nous sommes à chaque rendez-vous important des acteurs de l’eau. Mais cette édition est très spéciale. Surtout parce que c’est à Dakar où on travaille depuis deux ans. Nous avons vécu la pandémie de la Covid-19 avec les autorités et les populations. On a dû s’organiser pour continuer à fournir de l’eau par l’entreprise SEN’EAU.
Quand on parle des enjeux environnementaux, il n’y a pas que le carbone, mais aussi la sécurité de l’eau. Donc garantir la sécurité de l’eau pour tous et la préservation de la ressource est très important aussi. Nous aimons partager notre expérience que ce soit dans les enjeux du développement, avec la société civile ou les décideurs. On va également présenter des solutions, car SUEZ est toujours à la pointe de la technologie.
Nous essayons de travailler avec d’autres acteurs pour mettre sur la table des propositions et des actions cohérentes. Au Forum mondial de l’eau on échange beaucoup sur les concepts, mais il faut aussi agir et mettre en œuvre des solutions. On est dans une phase où l’eau est un bien rare et précieux sachant que 2 milliards de personnes n’ont pas accès à l’eau potable. À Dakar, les parties prenantes devront donc rentrer avec de solutions concrètes et opérationnelles.
Cette 9e édition du Forum mondial de l’eau est axée sur l’atteinte des Objectifs du développement durable (ODD), notamment l’ODD 6 qui préconise l’accès universel à l’eau et l’assainissement d’ici à 2030. Mais à quelques années de cette échéance, seulement 24 % de la population d’Afrique subsaharienne a accès une source d’eau potable selon l’Organisation des Nations Unies (ONU). Qu’est-ce qui explique ce retard ?
Il y a plusieurs causes, notamment le manque d’infrastructures et la croissance démographique. L’Afrique connaît également un énorme stress hydrique. Selon les estimations, en 2025-2030, près de 65 % des pays n’auront pas assez d’eau à cause du stress hydrique. Mais après tout il faut continuer à travailler, à rester déterminés à apporter des solutions concrètes s’agissant surtout des solutions de financement.
Les populations rurales souffrent le plus de l’absence de sources sûres d’approvisionnement en eau potable, en Afrique subsaharienne particulièrement. Quelle est la contribution de SUEZ à l’atteinte du 6e ODD ?
On a développé à SUEZ une solution pour ce type de cas. On a en l’occurrence les unités compactes degremonts (UCD) que nous installons. Nous en avons installé beaucoup en Afrique et nous le faisons plus récemment en Asie du Sud-Est. Non seulement c’est des petites usines mobiles que nous pouvons déplacer dans les zones rurales, mais c’est aussi des ensembles très faciles et moins coûteux à produire par rapport à des stations ordinaires qui prendront plusieurs années avant d’être construites.
Dans une petite localité, on peut installer une UCD, cinq ou six dans une ville secondaire par exemple. Ce sont des systèmes modulaires qui traitent aussi bien les eaux souterraines que les eaux de surface. Cette solution aide notamment les populations isolées qui ne sont pas très proches des grandes usines d’eau potable. SUEZ a déjà installé ces solutions dans plusieurs pays à l’instar de la Côte d’Ivoire où le gouvernement a passé un contrat de 40 UCD. Finalement c’est une spirale positive puisqu’on a des populations plus riches, saines qui vont créer des industries qui ont aussi besoin d’eau. Après tout, l’eau est un secteur transversal qui touche au développement économique.
Des propos recueillis par Jean Marie Takouleu et Benoit-Ivan Wansi