Dans cette rare interview, l’ambassadrice du Royaume-Uni au Sénégal et en Guinée-Bissau défend la politique africaine de Londres notamment à Dakar où elle met en avant le financement des objectifs de développement durable (ODD). En attendant de pouvoir rencontrer le nouveau président Bassirou Diomaye Faye, Juliette John salue la résilience des Sénégalais et présente les chiffres clés des investissements dans les domaines du climat, des infrastructures et de l’égalité des genres qui font la force de la diplomatie britannique.
Dans cette rare interview, l’ambassadrice du Royaume-Uni au Sénégal et en Guinée-Bissau défend la politique africaine de Londres notamment à Dakar où elle met en avant le financement des objectifs de développement durable (ODD). En attendant de pouvoir rencontrer le nouveau président Bassirou Diomaye Faye, Juliette John salue la résilience des Sénégalais et présente les chiffres clés des investissements dans les domaines du climat, des infrastructures et de l’égalité des genres qui font la force de la diplomatie britannique.
Benoit-Ivan Wansi : Par quels mots vous décrivez-vous ?
Juliette John : Cela fait deux ans maintenant que je suis ambassadrice du Royaume — Uni au Sénégal et en Guinée-Bissau. Pour moi, il est important de parler du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et non seulement de l’Angleterre, car je suis écossaise et galloise. C’est mon quatrième poste sur l’Afrique, car avant Dakar, j’étais à Kinshasa en République démocratique du Congo (RDC) juste après avoir travaillé sur le Sahel et sur notre stratégie Afrique. Mes 20 ans de carrière ont été partagés entre la diplomatie et le développement international. J’ai également j’ai aussi au Yémen et en Inde. Un parcours qui m’a permis de visiter plus de 60 pays.
Je suis un « Third culture kid » (expression pour qualifier les enfants qui ont été éduqués dans une culture différente de celles de leurs parents ou de leur culture d’origine, Ndlr). Précisément, je suis née à Londres, mais j’ai grandi sur quatre continents. Cela a beaucoup influencé ma vision des choses et m’a permis de parler couramment l’anglais et le français. Je suis passionnée par la découverte des pays, des peuples et des cultures à travers le monde. Je veux contribuer à une meilleure compréhension entre les pays et à une meilleure égalité entre les hommes et les femmes, ainsi qu’à la réduction de la pauvreté dans le monde et la lutte contre les changements climatiques.
Pour renchérir cette description, j’ajoute que je suis ouverte, curieuse et informelle et je souris beaucoup. Je travaille dur, mais je pense qu’il est important de trouver un bon équilibre entre ma vie professionnelle et ma vie privée, notamment consacrer du temps à ma famille.
Le Sénégal a un nouveau président après un processus électoral passionnant . Comment avez-vous vécu ce moment historique pour la transition démocratique ? Avez-vous déjà eu un tête-à-tête avec Bassirou Diomaye Faye ?
Ces élections ont été pacifiques, transparentes et inclusives. Le Sénégal a montré au monde la force et le dynamisme de sa démocratie. J’ai moi-même eu le privilège d’observer le scrutin et en tant qu’observateur officiel je félicite vivement la population sénégalaise pour son engagement démocratique. Nous avons hâte de renforcer davantage les relations fortes entre le Royaume — Uni et le Sénégal, fondées sur un profond respect et des valeurs communes et articulées autour de la prospérité partagée, la sécurité mutuelle et le développement durable de nos deux pays. J’espère m’entretenir avec le Président élu et son équipe très bientôt.
Selon les Nations unies, seulement 15 % des 17 objectifs de développement durable (ODD) sont atteints à ce jour. Le Sénégal et la Guinée-Bissau sont en retard tandis que l’échéance de 2030 approche à grands pas. Londres a-t-il prévu des mécanismes spécifiques pour le financement des ODD en Afrique ?
Il est vrai que les effets de la crise économique mondiale, du COVID-19, des changements climatiques et des conflits compromettent les progrès vers l’atteinte des ODD. C’est pourquoi, à mi-parcours, il convient de faire le point et de redoubler d’efforts. Le Royaume-Uni est fier d’avoir joué un rôle déterminant dans l’élaboration de l’Agenda 2030 et de ses ODD, et de contribuer à leur mise en œuvre. Par exemple, depuis 2015, nous avons appuyé près de 20 millions d’enfants, dont 10 millions de filles, qui ont bénéficié d’une éducation décente (ODD4). En novembre 2023, le Royaume-Uni a publié notre nouvelle stratégie sur le développement international (White Paper). Elle place les ODD au cœur de notre approche. Nous nous efforcerons de consacrer au moins 50 % de notre aide publique au développement (APD) aux pays les plus vulnérables, communément appelés les PMA (pays les moins avancés, Ndlr). En particulier, nous allons soutenir la réforme du système financier international pour débloquer plus de 200 milliards de dollars de financements supplémentaires pour réduire la pauvreté (ODD1) au cours des dix prochaines années. Nous prévoyons de mobiliser 8 milliards de livres sterling (9,3 milliards d’euros) de financement par an d’ici à 2025, grâce au programme de partenariats d’investissements britanniques (BIP). Enfin, nous encourageons également les banques multilatérales de développement et tous les autres créanciers à proposer des clauses dites de « résilience climatique » (ODD13) dont le Royaume-Uni a été le pionnier. Des clauses qui permettent de suspendre les remboursements de la dette en cas de catastrophe climatique. Le Royaume-Uni a annoncé la toute première clause de résilience climatique en Afrique avec le Sénégal au cours de la 28e Conférence des Parties (COP28) qui s’est tenue en novembre 2023 à Dubaï.
Quels sont donc vos secteurs prioritaires au Sénégal en 2024 et pour quel budget ?
Pour le Sénégal, notre partenariat se décline sur trois grands axes : la prospérité partagée, la sécurité mutuelle et le développement durable. Sur le plan économique, nous appuyons l’industrialisation du Sénégal et nous sommes un investisseur bilatéral important, d’ailleurs le premier dans le secteur de l’énergie, mais aussi dans l’infrastructure y compris le nouveau port de Ndayane, l’agriculture, les télécommunications et les mines.
Sur le plan sécuritaire, nos forces armées et de sécurité travaillent ensemble pour renforcer la paix et la stabilité dans la région et combattre les menaces qui pèsent sur notre sécurité nationale, comme l’extrémisme violent, le crime organisé et le trafic de drogues. Londres et Dakar ont signé en décembre dernier un accord de coopération en matière de sécurité et de défense.
Quant au développement durable, notre aide publique au développement pour le Sénégal a été de 26 millions de livres sterling en 2022 (environ 24 milliards d’euros). Nous sommes un des partenaires du Sénégal dans le Just Energy Transition Partnership (JETP). Nous appuyons également la biodiversité marine et les ressources halieutiques (ODD14) sans oublier la santé (ODD3) et les droits des femmes (ODD5).
Vous venez d’ évoquer le Partenariat pour une transition énergétique juste (JETP) entre le Royaume-Uni et l’État du Sénégal. Quel progrès peut être observé dans sa mise en œuvre notamment en ce qui concerne le développement de l’expertise technique ?
Le Royaume-Uni et les partenaires soutiennent la transition énergétique dans cinq pays pilotes dont le Sénégal, à travers le JETP. Nous félicitons le pays de la Téranga de s’être engagé en juillet 2023 à porter la part des énergies renouvelables à 40 % dans son mix électrique d’ici à 2030. Avec ses partenaires internationaux, nous allons contribuer à ce partenariat à hauteur de 2,5 milliards d’euros. Nous nous sommes engagés à soutenir ces efforts dès les premières étapes en fournissant une assistance technique pour accélérer l’élaboration du plan d’investissement du JETP. De plus, à travers le Private Infrastrcuture Development Group (PIDG), une institution de financement du développement financée à 70 % par le Royaume-Uni, nous allons investir dans une centrale solaire photovoltaïque qui sera accompagnée de son propre système de batterie pour stocker l’énergie. C’est une première en Afrique de l’Ouest. D’autres investissements de la part du Royaume-Uni sont envisagés dès que le plan d’investissement du JETP sera finalisé.
L’automne 2023 aura été marqué par la visite solennelle du Roi Charles III au Kenya et au cours de laquelle il est même monté à bord d’un « tuk-tuk » électrique comme pour soutenir les efforts dans la décarbonation des transports. En la matière, le Sénégal est l’un des premiers pays africains à se doter d’un système de Bus Rapid Transit (BRT) entièrement électrique. On vous a aperçue enthousiaste lors de la cérémonie d’inauguration en janvier 2024. Quelles sont les raisons qui vont ont motivé à financer 46 millions d’euros dans la mise en œuvre de ce projet ?
Comme beaucoup de capitales africaines, Dakar connaît une forte croissance urbaine soutenue par une forte croissance démographique. Il en résulte des contraintes liées à la mobilité avec toutes les problématiques associées y compris l’impact sur l’environnement. De surcroit, selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), les transports contribuent à 35 % des émissions totales de CO2 liées à l’énergie. Donc, si nous voulons freiner le réchauffement climatique et prévenir les effets néfastes de la pollution sur la santé humaine tout en favorisant la mobilité, il est urgent de promouvoir des modes de déplacements écologiques. C’est pourquoi c’est une priorité pour le Royaume-Uni de soutenir le BRT, le premier bus entièrement électrique en Afrique subsaharienne. À travers le PIDG, nous avons contribué 50 millions de dollars dans cette initiative importante et révolutionnaire. Le nouveau réseau de bus réduira les temps de trajet de 50 minutes et évitera l’émission de 59 000 tonnes de CO2 par an, conformément à notre ambition commune d’atteindre l’ODD 13 sur l’action climatique. De plus, à travers notre programme Manufacturing Africa, nous accompagnons le gouvernement du Sénégal dans la mise en place d’un cadre réglementaire pour les véhicules électriques, lequel servira de base pour encourager leur adoption et les investissements dans l’ensemble de la chaîne de valeur.
« J’ai été fascinée de visiter l’Agence sénégalaise d’études spatiales (ASES) et d’écouter leurs projets ambitieux pour explorer l’univers et contribuer au développement du Sénégal », avez-vous déclaré récemment sur le réseau social LinkedIn. Pouvez-vous partager avec nos lecteurs vos attentes dans le cadre de cette initiative et pourquoi est-ce que le Royaume-Uni insiste ces dernières années sur la science ?
Le Royaume-Uni est un acteur important dans le domaine de la science et de la technologie. En investissant dans la science et la technologie, nous voulons créer des emplois bien rémunérés, développer l’économie dans les secteurs de pointe et améliorer la vie des gens, qu’il s’agisse de la santé ou de la sécurité. L’atteinte des ODD ne requiert pas uniquement une aide financière, mais également un appui à l’innovation et au développement de nouvelles technologies. Nous aurons par ce biais un impact plus rapide et plus important vers le développement durable. Dans ce cadre, j’ai été ravie de visiter l’agence ASES et le Dr Maram Kaire qui est le premier scientifique sénégalais à voir son nom attribué à un objet du système solaire avec la désignation de l’astéroïde (35 462) Maramkaire par l’Union astronomique internationale en mai 2021. Nous espérons qu’ils pourront visiter à leur tour l’Agence spatiale britannique très prochainement.
Sixième producteur mondial de noix de cajou et doté d’un fort potentiel halieutique, la Guinée-Bissau n’affiche pourtant pas fière allure puisque 66 % de la population vit dans les bidonvilles, 100 % d’habitants sont exposés à la pollution atmosphérique, selon la Banque mondiale. La Guinée-Bissaut est donc constamment classée parmi les pays les plus pauvres au monde en termes de croissance. Quelles sont les principales actions de développement durable que vous y avez réalisées depuis votre nomination en avril 2022 dans la sous-région ?
Il est vrai que malgré ses atouts et ses ressources, la Guinée-Bissau est l’un des pays les plus vulnérables au monde. Nous y avons trois priorités, à savoir : le combat contre le crime organisé, la pauvreté et la violence contre les femmes et les filles. Le Royaume-Uni a contribué plus de 14 millions de livres sterling (plus de 16,4 millions d’euros) d’aide officielle au développement à la Guinée-Bissau en 2022. Par exemple, nous avons financé des projets en zone rurale afin de renforcer la protection sociale et réduire la dépendance sur le trafic de stupéfiants. Nous collaborons également avec le Fonds des Nations unies pour la population (UNFPA) dans le but de réduire la pratique néfaste des mutilations génitales féminines.
Comment entrevoyez-vous l’avenir de la politique africaine de Londres face à l’influence de Pékin, Moscou et Washington sur le continent et plus particulièrement au Sénégal et en Guinée-Bissau ?
Je pense que le partenariat entre le Royaume-Uni et les pays africains ne cesse de se renforcer. Durant ma carrière, j’ai vu le caractère de ce partenariat changer, devenir plus respectueux, plus moderne, plus équitable. Je suis fière que l’une de nos priorités soit de renforcer le poids des pays africains dans la gouvernance mondiale, que ce soit au Conseil de sécurité des Nations unies, au G20 ou dans les institutions financières internationales. Il est plus que temps que le continent africain prenne sa place légitime au niveau mondial. Nous voulons être un partenaire fiable sur le long terme et soutenir le continent autour de cinq axes. Sur le plan économique, nous sommes déjà le plus grand investisseur en Afrique et un leader dans le financement des économies vertes et du climat. Nos sociétés offrent un investissement de qualité, avec un esprit de partenariat et le respect des normes internationales en matière de gouvernance, de droits humains et de l’environnement. En 2022, le total des échanges commerciaux annuels du Royaume-Uni avec le continent africain a dépassé les 46 milliards de livres sterling (près de 54 milliards d’euros) et plus de la moitié du portefeuille de la British Investment International (BII) se trouve en Afrique. En 2022, la BII a investi près de 700 millions de livres sterling (821 millions d’euros) dans 768 entreprises en Afrique.
Sur le plan du climat nous voulons également travailler avec nos partenaires africains pour une planète plus propre et plus verte. Le Royaume-Uni tient son engagement de doubler son financement international en faveur du climat pour le porter à 11,6 milliards de livres sterling (13,6 milliards d’euros) d’ici à 2025/26.
Sur le plan de l’égalité des genres, nous allons beaucoup miser sur l’autonomisation des femmes et des filles notamment en leur faisant bénéficier de 12 années d’éducation de qualité, d’une meilleure santé et de droits sexuels et reproductifs tout en investissant dans la prévention des violences à leur égard. C’est d’ailleurs tout le sens de notre « Girls Education Challenge » qui a déjà permis à plus de 400 000 filles d’obtenir une éducation et même dans des contextes fragiles.
Du nouveau concernant le deuxième Sommet Royaume-Uni–Afrique initialement prévu en avril 2024 ? Que faut-il attendre d’une telle rencontre ?
Ce sommet a été reporté et de nouvelles dates seront annoncées en temps voulu après discussion avec les partenaires internationaux. Il faut souligner que ce report n’empêche ni ne ralentit la croissance des échanges commerciaux entre le Sénégal et le Royaume-Uni, qui ont d’ailleurs plus que doublé au cours des deux dernières années. Nous espérons qu’ils continueront à augmenter, en particulier avec le lancement l’année dernière de notre nouveau système d’échanges avec les pays en développement (le DCTS). Il offre un accès au marché britannique en franchise de droits et de quotas pour 99 % des marchandises africaines. Le Sénégal devrait être l’un des dix premiers bénéficiaires à l’échelle mondiale.
Vous insistez sur l’ODD5 au point d’affirmer à la presse sénégalaise que vous avez « parfois l’impression que la lutte pour l’égalité des sexes devient de plus en plus difficile. Partout dans le monde, le changement climatique et les crises humanitaires continuent d’affecter les femmes plus que les hommes ». Pourquoi cela est si important pour vous ?
Le Royaume-Uni s’engage activement à soutenir les filles et femmes africaines dans leur lutte pour l’égalité entre les sexes et la résilience climatique, un combat qui reste malheureusement difficile dans de nombreuses régions du monde. Une plus grande égalité entre les hommes et les femmes est source de liberté, stimule la prospérité et le commerce, et renforce la sécurité et résilience mondiale. Tout simplement, c’est l’élément fondamental de toute démocratie mature. Un pays ne peut pas atteindre l’émergence ni les ODD sans libérer le plein potentiel de la gent féminine. C’est pourquoi le Royaume-Uni multiplié les initiatives en ce sens. C’est le cas de notre programme Financial Sector Deepening Africa Investment (FSDAi) à travers lequel nous avons investi 1 million de dollars dans la plateforme IC Capital pour promouvoir l’investissement féminin et accompagner les femmes entrepreneurs au Sénégal.
Propos recueillis par Benoit-Ivan Wansi