Jean Marie Takouleu : Quel était l’objectif de votre présence à l’Africa CEO Forum à Kigali, au Rwanda ?
Paul Muthaura : L’Africa CEO Forum est une plateforme essentielle qui réunit des chefs d’entreprises, des décideurs politiques et des responsables de l’ensemble du continent africain. En réunissant un tel vivier de leaders d’opinion et d’action, il offre des opportunités idéales pour construire une convergence et garantir des engagements interinstitutionnels sur des projets et des initiatives clés dans tous les secteurs d’activité.
L’Initiative pour le marché africain du carbone (ACMI) que vous dirigez a été lancée lors de la COP27 en 2022 en Égypte. En quoi consiste concrètement votre mission sur le continent africain ?
La mission de l’ACMI est axée sur le soutien à l’opérationnalisation effective des marchés du carbone sur le continent africain :
– en développant la génération de crédits de haute intégrité et de haute qualité,
– en donnant aux développeurs de projets locaux les moyens de promouvoir la transparence et l’intégrité dans la conception et l’exécution des projets, afin de permettre la mise à l’échelle ou l’agrégation des projets et d’attirer des niveaux d’investissement plus significatifs,
– en développant et en élargissant les capacités de vérification et de validation sur le continent afin de permettre une forte prise de conscience des réalités et des impacts sous-jacents dans les environnements de projet lors de la conduite des processus de vérification et de validation,
– promouvoir un discours plus équilibré sur le rôle et la proposition de valeur des marchés du carbone sur le continent, assurer la visibilité de l’équivalence des crédits carbone africains avec d’autres sources de crédit afin d’améliorer la tarification, ainsi que démontrer les impacts des co-bénéfices pour stimuler la demande en validant les crédits à prix plus élevé,
– catalyser la demande et l’appétit d’investissement dans des crédits africains de haute intégrité et de haute qualité et l’allocation équitable des revenus des crédits à tous les niveaux démographiques éligibles, y compris, le cas échéant, les populations indigènes et les communautés locales qui ont joué un rôle essentiel dans la préservation de la biodiversité.
Il s’agit de travailler en étroite collaboration avec les gouvernements pour mettre en place des environnements politiques et juridiques favorables, avec les participants de l’écosystème pour éclairer l’élaboration des politiques, ainsi qu’avec un ensemble de partenaires pour soutenir l’obtention de résultats en temps voulu et l’impact social et économique. L’objectif est de débloquer de nouveaux flux de capitaux pour les appliquer à l’action climatique, ce qui permettra de réaffecter les flux de capitaux existants pour soutenir le développement et la transformation économiques au sens large.
Actuellement, plusieurs sous-régions du continent africain connaissent des sécheresses prolongées et des pluies torrentielles qui provoquent des inondations meurtrières, principalement dans la Corne de l’Afrique. Comment les crédits carbone peuvent-ils aider à faire face à cette urgence climatique ?
L’amélioration de l’exhaustivité et de l’accessibilité des données devrait permettre d’intervenir plus rapidement et de prendre des mesures correctives pour favoriser la transition vers des pratiques plus durables afin de soutenir la décarbonisation mondiale et l’allocation de capitaux aux domaines qui soutiennent le plus efficacement la transition vers des objectifs de neutralité carbone.
Comme son nom l’indique, le marché volontaire du carbone est un mécanisme d’échange de crédits carbone qui n’est pas lié à des réglementations internationales. Quel est le potentiel du marché africain du carbone ? Où en est l’ACMI dans la mobilisation des acteurs internationaux ?
L’ACMI se félicite des engagements plus agressifs en faveur de l’introduction de normes appropriées et de la responsabilisation sur la base des objectifs d’intégrité de bout en bout pour les marchés volontaires du carbone annoncés lors de la COP28 par des organismes tels que l’ICVCM (côté offre), le VCMI (côté demande) et le SBTi (mesures crédibles et transparentes). Ces mesures contribueront à améliorer la cohérence et la fiabilité des pratiques, des rapports et de la fiabilité des marchés volontaires du carbone.
Dans ce contexte, l’ACMI travaille avec la tripartite continentale de la Commission de l’Union africaine (CUA), de la Commission économique pour l’Afrique des Nations unies (Uneca) et de la Banque africaine de développement (BAD), ainsi qu’avec d’autres partenaires clés, pour promouvoir l’émergence de normes coordonnées et corrélées à travers les régions et les juridictions et la désignation finale d’une norme cohésive applicable aux crédits carbone africains afin d’augmenter la demande et de réduire la probabilité de pratiques de négociation non constructives qui divisent les off-takers et la pression négative à la baisse sur les prix en raison de l’incohérence et du manque de transparence entre les projets et les juridictions.
Ces efforts s’appuient sur les succès actuels de l’ACMI en consolidant une vitrine de plus de 100 projets de génération de crédits de haute intégrité et de haute qualité (dans tous les secteurs et sur tout le continent) qui sont gérés sous réserve d’engagements à respecter les normes d’intégrité les plus strictes.
L’ACMI a également rassemblé des signaux de marché anticipés constituant des engagements d’entreprises sur des montants explicites de capitaux qu’elles sont prêtes à consacrer à l’acquisition ou à l’investissement dans des crédits de haute intégrité et de haute qualité générés ou devant être générés en Afrique. À l’heure actuelle, la réserve de signaux de marché anticipés (pour l’absorption et l’investissement) dépasse 1,4 milliard de dollars et l’ACMI continue de promouvoir la transparence et l’accessibilité des données afin de faciliter l’engagement bilatéral entre les réserves d’offre et de demande au sein de la vitrine et les signataires des signaux de marché anticipés.
Face à la pénurie de financement pour l’accès à la cuisson propre en Afrique, les acteurs du secteur se tournent vers les crédits carbone, avec plus ou moins de succès. Selon vous, quels sont les autres secteurs qui pourraient bénéficier du développement du marché africain du carbone ?
L’effet de levier des crédits carbone de haute intégrité et de haute qualité a été déterminant pour permettre une compensation substantielle des coûts initiaux d’acquisition et de maintenance pour un certain nombre de solutions de cuisson propre ayant un impact positif sur la santé et les moyens de subsistance des utilisateurs.
D’autres secteurs positivement impactés ou susceptibles d’être impactés par la génération de crédits incluent la mobilité électrique et les solutions d’énergie renouvelable, avec des attentes substantielles d’un impact équivalent et à grande échelle sur l’évolution de l’industrialisation verte. Cette industrialisation verte aura un impact sur les niveaux d’emploi, l’augmentation de la valeur ajoutée et la transformation des produits avant l’exportation afin d’assurer une plus grande rétention des revenus provenant des ventes de produits finaux et la croissance et la transformation économiques globales qui en résulteront.
Un certain nombre d’organisations de protection de la nature estiment que le développement d’un marché africain du carbone permettra aux pollueurs de s’adonner à l’écoblanchiment au lieu de s’engager véritablement en faveur de la décarbonisation et de l’abandon des combustibles fossiles. Greenpeace Afrique a réitéré cette position lors du Sommet africain sur le climat de 2023 à Nairobi, où les chefs d’État du continent ont appelé au développement d’un marché continental du carbone. Comprenez-vous les critiques qui entourent la question des crédits carbone ?
Ces critiques ne semblent pas tenir compte de l’ensemble de la situation actuelle du changement climatique, la recherche de la perfection pouvant être l’ennemi du bien. Il est tout à fait compréhensible que les critiques soulignent des cas de rapports erronés et de projections inappropriées d’impact positif, car lorsque c’est le cas, tous les efforts doivent être déployés pour garantir la crédibilité, la fiabilité et la contribution constructive aux efforts mondiaux en faveur de la décarbonisation.
Cela étant, il est tout aussi important de ne pas décourager indûment les efforts déployés pour atténuer le changement climatique, même s’ils ne sont pas parfaits. À cet égard, lorsque des mesures sont prises, il convient de les promouvoir et de les encourager pour la contribution qu’elles apportent, même si les efforts se poursuivent pour affiner et améliorer l’ampleur de l’impact que ces solutions évolutives sont en mesure de fournir.
Compte tenu de la nécessité de promouvoir une action opportune et efficace, toute acquisition de crédits carbone est appelée à fonctionner comme un complément et non comme une alternative à une action substantielle de réduction des niveaux d’émissions. Seules les mesures les plus difficiles à mettre en œuvre pour réduire les émissions peuvent alors bénéficier de compensations sous forme de crédits carbone, dans le but de soutenir la réalisation d’objectifs d’émissions nettes nulles ou de réduction constante.
Compte tenu de l’état général du changement climatique, il est évident que les efforts proactifs de réduction des taux d’émission doivent être complétés efficacement par des acquisitions de crédits compensatoires de haute intégrité et de haute qualité afin de soutenir une transition globale vers la neutralité carbone. Il faut reconnaître que la réduction de certains niveaux d’émissions ne peut être optimisée dans l’état actuel de la technologie et des engagements financiers durables, d’où la nécessité d’acquérir des crédits pour compenser ces émissions.
Existe-t-il un moyen de rendre les crédits carbone plus acceptables ?
L’objectif principal de l’ACMI dans l’augmentation de la demande et de l’attractivité des crédits carbone africains est basé sur le renforcement substantiel des plus hauts niveaux d’intégrité et de transparence à la fois pour la génération et l’application des crédits. Cela doit être soutenu par une amélioration constante de la qualité, de l’exhaustivité et de la fiabilité des données afin de soutenir une mesure crédible des progrès réalisés par rapport aux objectifs mondiaux de décarbonisation et d’atténuation du changement climatique pour la durabilité à long terme et la gestion des impacts disproportionnés du changement climatique sur les économies en développement.
Propos recueillis par Jean Marie Takouleu