Jean Marie Takouleu: Le Traité sur la charte de l’énergie (TCE) est entré en vigueur en 1998. C’est un accord d’investissement international qui établit un cadre multilatéral pour la coopération transfrontalière et l’investissement financier dans le secteur de l’énergie. Ce traité juridiquement contraignant n’est pas forcément connu de tous. De quoi s’agit-il concrètement ?
Lukas Schaugg (LS) : Le TCE a été signé dans le contexte géopolitique de l’après-guerre froide en 1994 et est entré en vigueur en 1998. Lors de sa signature, il y avait plusieurs parties contractantes, notamment la Communauté européenne (aujourd’hui Union européenne, Ndlr) et ses pays membres ainsi que plusieurs pays post-soviétiques. Au fil du temps, d’autres pays ont également rejoint le traité. L’objectif principal était de promouvoir et de protéger l’investissement entre les pays producteurs et consommateurs d’énergie, notamment en Europe et en Asie centrale. Quand on parle d’investissement ici, il ne s’agit pas d’investissements à l’intérieur d’un pays gouverné par le droit national, mais des flux d’investissements transfrontaliers.
Quel est l’enjeu du TCE dans notre contexte marqué par le réchauffement de la planète qui exige la décarbonation de tous les secteurs d’activités dans le monde ?
LS : Dans son état actuel, le TCE ne fait pas de distinction entre les différentes sources d’énergie, c’est-à-dire d’origine fossile ou renouvelable. Cette caractéristique constitue un risque pour l’action climatique dans la mesure où les gouvernements peuvent être dissuadés de prendre des mesures audacieuses en matière de transition énergétique par crainte de litiges coûteux. Cela entrave la capacité des gouvernements à orienter leurs économies vers un avenir énergétique plus durable et à respecter leurs engagements en faveur de la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES). Les normes qui s’appliquent aux investissements provenant de l’étranger telles que le traitement juste et équitable, ou encore la protection contre les expropriations sont de plus en plus considérés comme dépassées par les parties contractantes.
Il convient de noter que le mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE, ou ISDS en anglais pour Investor-State Dispute Settlement, Ndlr) du traité permet aux investisseurs de poursuivre les États hôtes devant des tribunaux d’arbitrage internationaux, en cas de violation allégée de ces normes de protection des investissements. Le RDIE est souvent critiqué pour son manque de transparence, ses coûts élevés et l’absence de mécanisme d’appel. Par ailleurs, les tribunaux siègent souvent à l’étranger, limitant le contrôle que peut exercer un État d’accueil sur les prises de décision qui s’appliqueront à ses mesures souveraines.
De plus, le traité peut dissuader les gouvernements d’adopter les politiques publiques en faveur de l’environnement et du climat, de peur de faire face à de coûteuses poursuites en arbitrage.
Le TCE est donc obsolète ? Peut-on envisager sa réforme ?
LS : Une réforme ambitieuse du TCE aurait pu être possible si les parties contractantes avaient convenu dès le départ d’un mandat de réforme ambitieux. Ce ne fut pas le cas, puisque certaines questions cruciales, notamment le RDIE et la clause dite de survie, ont été exclues du mandat de réforme dès le début. Cette Clause de survie prévoit que si l’une des parties contractantes — un État — décide de se retirer du traité, les dispositions relatives à la protection des investissements continueront à s’appliquer aux investissements réalisés avant la date de retrait, pendant une durée de 20 ans.
Il y a néanmoins eu un processus de réforme visant à moderniser le traité. Les États ont entamé plusieurs cycles de négociations depuis 2020. Ces efforts se sont soldés par un accord de principe qui a toutefois été jugé insuffisant par certaines parties contractes et ce pour plusieurs raisons. Notamment plusieurs États ont jugé la date d’entrée en vigueur de l’exclusion des combustibles fossiles trop incertaine ou encore l’utilisation de la Clause de déni des avantages qui permet aux autres États de nier réciproquement les avantages du traité. Les nouveaux mécanismes favorables à une politique climatique plus progressiste prévue par la réforme n’ont pas vraiment été utilisés par beaucoup de pays.
C’est donc cette complexité à reformer le traité qui a poussé la France et l’Allemagne à sortir du TCE ?
LS : Ces États, ainsi que six autres pays européens, considèrent aujourd’hui qu’un retrait du traité est préférable et ont annoncé un tel pas. C’est aussi la solution que nous considérons comme étant la plus adaptée. Car, en l’état, ce traité génère des risques trop importants. Il n’y a d’ailleurs aucune preuve scientifique que l’adhésion à ce traité promeut véritablement les investissements étrangers. Les investissements dans les énergies renouvelables impliquent d’autres considérations qui ne concernent pas forcément l’existence d’un traité d’investissement. En pratique, l’existence du TCE n’est souvent soulevée que lorsqu’il y a un conflit.
Du coup, nous en parlons aujourd’hui parce que le TCE tente de s’étendre en Afrique. Et une telle démarche est mise en branle au moment où des gisements d’énergies fossiles sont découverts un peu partout sur le continent. En quoi ce traité constitue-t-il un frein aux ambitions climatiques du continent africain ?
LS : Est-ce que les pays africains peuvent aujourd’hui développer leurs ressources naturelles ? Et est-ce que ces pays devraient adhérer au TCE dans l’espoir de promouvoir des investissements s’inscrivant dans cet objectif ? À mon avis, il faut distinguer ces deux questions. En ce qui concerne la première, l’Accord de Paris sur le climat reconnait spécifiquement le principe de responsabilité commune, l’équité et les capacités respectives.
En ce qui concerne l’expansion du traité, il est vrai que le Secrétariat du TCE poursuit une politique d’expansion intense sur le continent africain, même si elle semble avoir été mise en pause récemment, en attendant les résultats du processus de réforme du traité. Par exemple, le Secrétariat du traité organise des détachements de fonctionnaires dans ses locaux à Bruxelles en Belgique, où ces derniers préparent des rapports officiels d’adhésion sous la supervision étroite du personnel du Secrétariat. Le Secrétariat du TCE organise aussi des actions de diplomatie, signe des protocoles d’accord avec les communautés économiques régionales africaines en présentant ses arguments.
Plusieurs pays africains ont entamé le processus d’adhésion au TCE. C’est le cas par exemple du Burundi, du Niger, du Maroc, ou encore du Burkina Faso. L’extension du TCE présente une menace pour les pays en développement. Le RDIE remet en question la souveraineté juridique et règlementaire des États accueillants des investissements et peut donc même entraver une exploitation de ces ressources de manière à garantir une valeur ajoutée locale et le respect de normes environnementales.
Au lieu d’adhérer au TCE, les pays africains pourraient adopter des approches alternatives, à travers notamment le renforcement de leurs cadres réglementaires nationaux, la promotion des pratiques de bonne gouvernance, ou encore la coopération régionale. Il faudrait une vision plus large de la transition énergétique sur le continent, en lieu et place d’un traité d’investissement négocié et signé dans une autre aire. Le TCE est un traité dont l’avenir est plus que jamais incertain.
Au-delà du TCE, de nombreux pays africains, notamment la République démocratique du Congo (RDC) se lancent dans l’exploitation des énergies fossiles et sont dans une logique de mobilisation des investissements. Et certains investisseurs peuvent exiger des garanties. Finalement, les États africains n’ont-ils plutôt pas intérêt à attirer ces investissements, eu égard aux besoins en termes de développement, et malgré le manque de flexibilité du traité ? Doivent-ils s’appuyer uniquement sur les énergies renouvelables pour se développer ?
LS : Je ne suis pas un spécialiste des énergies renouvelables. Mais, je pense que c’est une question d’équité qui se pose, puisque les pays du nord ont exploité les énergies fossiles pendant des décennies. C’est d’ailleurs la racine du réchauffement climatique actuel… Par conséquent, on ne peut peut-être pas interdire aux pays africains d’exploiter, à un certain degré, leurs ressources naturelles. Les pays européens doivent cependant soutenir la transition vers les énergies renouvelables, à travers notamment le renforcement des capacités.
La question peut aussi se poser de façon positive : comment peut-on exploiter rapidement et efficacement l’énorme potentiel de l’Afrique en matière d’énergies renouvelables ? Et pour ce faire, il faut se détourner des traités qui protègent et perpétuent les investissements dans les énergies fossiles.
Des propos recueillis par Jean Marie Takouleu