Jean Marie Takouleu : Comme chaque année depuis 2015, l’Afrique célèbre ce 25 juillet, la Journée des mers et des océans. Votre pays le Sénégal dispose d’un littoral qui s’étend sur 700 km. Qu’est-ce que cette journée évoque pour vous ?
Magatte Niang : En tant que citoyen sénégalais et acteur de la vie publique, j’ai une histoire particulière parce que je viens d’une famille de pêcheurs établie à Guet Ndar à Saint-Louis. Ils subissent le dérèglement climatique qui se manifeste par la montée du niveau de la mer. Les habitants du village sont donc contraints de partir. La question de l’accès à l’océan se pose également à cause de la privatisation du littoral. Heureusement, les nouvelles autorités sont en train de mener un projet global pour que tout le monde ait accès au littoral et à l’océan. Je pense que c’est important.
Plus globalement, la communauté internationale doit aider les pays qui sont moins avancés à régler ces problèmes. Parce qu’il y a des urgences un peu partout : l’accès à l’eau potable, les soins de santé, l’éducation, le social, etc. En outre, il va falloir réparer les conséquences du dérèglement climatique qui date de longtemps et dont nous ne sommes pas les principaux acteurs. Je pense qu’il faut une solidarité dans ce cadre-là et essayer peut-être d’aider les localités qui en souffrent comme chez moi à Guet Ndar pour que les populations puissent continuer l’activité de pêche.
Vous êtes à la tête de la SEN’EAU (Eau du Sénégal) depuis bientôt un an et votre société assure le service public de l’eau potable dans les zones urbaines et périurbaines du Sénégal depuis le 1er janvier 2020. Qu’est-ce qui a véritablement changé dans le quotidien des Sénégalais en matière d’approvisionnement en eau potable ?
Nous sommes fiers d’avoir réglé le problème de la distribution, la disponibilité de l’eau dans tous les périmètres, et notamment à Dakar. Dans la capitale, il y avait 403 quartiers qui manquaient d’eau il y a quelques années. Les Dakarois n’avaient de l’eau que quelques heures dans la journée. La situation s’est nettement améliorée avec la mise en service de la troisième usine d’eau potable de Keur Momar Sarr (KMS3) en 2021 et depuis lors, nous sommes passés de 403 à une dizaine de quartiers qui connaissent encore des manques d’eau notamment en période de pointe avec un pic de consommation du fait de la montée de la température avec la chaleur qui impacte sur la demande en eau.
Grâce au savoir-faire des collaborateurs de SEN’EAU, à la transformation en cours de nos métiers et de nos équipements avec l’apport de notre partenaire technique SUEZ, leader mondial dans ce domaine, combinés à l’augmentation de la production et à une meilleure maitrise de la production et de la distribution en plus du renouvellement constant du réseau nous avons aussi la maitrise des flux avec la modélisation qui nous permet un pilotage contrôlé de notre système. À ce jour, 98 % des Dakarois sont alimentés 24 h/24 grâce à un taux de disponibilité des ouvrages hydrauliques de 99 %. Grâce à l’extension du réseau, 49 410 branchements ordinaires et sociaux ont été réalisés, rien que dans la capitale Dakar, ainsi que la pose de 51 419 compteurs divisionnaires. À l’échelle du pays, ce sont 132 898 nouveaux branchements qui ont été réalisés.
Comme indiqué tantôt, nous connaissons quelques difficultés d’approvisionnement en période de forte demande dans les zones situées en hauteur. Ce problème sera réglé d’ici 2 ans, avec la mise en service de l’usine de dessalement de l’eau de mer des Mamelles. Donc, le premier défi qui était de donner une eau potable de qualité aux populations a été relevé à 90 % en moins de presque 5 ans d’activités de SEN’EAU. Dans les autres régions du Sénégal, la situation a aussi été maitrisée grâce aux investissements de l’État via la société de patrimoine SONES (Société Nationale des Eaux du Sénégal) notamment à Thiès et à Saint-Louis où il y avait quelques soucis d’approvisionnement en eau. Il ne s’agit pas seulement de produire, mais il faut également de distribuer. Et pour ce faire, nous avons notre technicité, notre savoir-faire qui permet de régler ce problème partout. Nous sommes actuellement en période de forte chaleur à Dakar et nous arrivons malgré tout à satisfaire la demande des clients.
Y a-t-il eu des changements majeurs sur le plan technique ?
Si nous regardons quatre années en arrière, il y a une transformation totale de la SEN’EAU. Et la première concerne la transformation de l’ensemble des métiers qui a permis de boucler ce que nous appelons chez nous la cotation de poste. C’est une réforme grâce à laquelle l’ensemble des postes, les libellés et les appellations ont été changés pour être vraiment une société d’eau. Quand j’arrivais au niveau de la Direction des ressources humaines (DRH), tout se faisait sur papier. Pour calculer les heures supplémentaires de l’agent, nous transportions les documents papier vers Dakar pour être saisis. Aujourd’hui, tous les métiers ont été digitalisés.
Grâce à une politique d’innovation notamment technologique dans le cadre de la transformation des métiers et process, nous pouvons dire que nous avons de passer un cap. En quatre ans, nous avons plus de maîtrise dans la distribution et dans la production avec notre outil Visio 360°, qui nous offre un grand spectre d’aide à la décision dans le pilotage des flux et la surveillance du réseau. Nous avons aussi mis en place l’électrochloration qui nous rend autonomes dans l’utilisation du chlore gazeux, que nous avons commencé à remplacer par du sel produit au niveau local pour la désinfection et notre principal site de production, KMS 1, 2 & 3 utilise les polymères comme intrants.
Pour nos clients, en plus d’une nouvelle facture plus simple, plus didactique et plus informative, nous avons mis en place le logiciel AAR SEN’EAU. Nos Agents Clientèle utilisent des tablettes pour une meilleure fiabilisation de la relève de même que nos Agents d’Intervention Réseau pour les métrés. Avec G-ORDON, nous sommes en train de terminer le maillage du périmètre affermé pour l’ordonnancement de nos interventions à partir du Centre de Hann, notre siège.
Vous avez évoqué le partenaire technique SUEZ qui accompagne la SEN’EAU depuis plus de 4 ans. Qu’est-ce qu’il vous a déjà apporté en termes d’innovation pour la gestion de l’eau potable ?
Le Groupe SUEZ est un partenaire majeur de l’État dans la constitution de SEN’EAU avec 45 % du capital de l’entreprise. SUEZ est un leader mondial dans le domaine de l’eau et de l’assainissement. Le Groupe nous aide à mettre en œuvre la transformation de nos métiers et de nos outils de production, de distribution et de clientèle. Son accompagnement nous permet, dans nos activités de tous les jours, d’être à une échelle supérieure par rapport à ce qui se faisait. Je vous ai parlé tantôt de notre maîtrise de nos process de distribution et de production avec notre outil Visio 360° un outil très innovant d’aide à la décision dans le pilotage des flux et la surveillance du réseau. Il y’a aussi l’électrochloration qui utilise du sel à la place du chlore pour la désinfection de l’eau de même que le principal site de production, KMS 1, 2 & 3 qui utilise le polymère comme intrant. Il y’a également le logiciel clientèle AAR SEN’EAU. Nos agents sur le terrain, que ce soit pour relever les index des compteurs des clients, pour faire des métrés afin d’établir des devis, utilisent des tablettes pour rendre plus fiables les données. C’est avec SUEZ que nous avons un outil qui s’appelle G-ORDON qui nous permet à partir de notre siège à Dakar d’ordonner toutes les interventions de réparation de fuites sur l’ensemble du périmètre affermé.
Il y a également l’apport de l’Assistance technique et des expatriés qui ont un niveau d’expérience susceptible de permettre à la SEN’EAU de mieux gérer le service public de l’eau potable et de devenir une référence en Afrique en la matière.
Y a-t-il parmi ces initiatives des solutions qui peuvent contribuer à l’amélioration de l’approvisionnement en eau potable en zone rurale ?
Les nouvelles autorités veulent que les zones rurales et urbaines soient au même niveau en termes d’accès et d’approvisionnement en eau potable. Pour y arriver, notre performance permet au ministère de l’Hydraulique et de l’Assainissement de savoir ce qui reste à faire. Sinon, nous apportons déjà notre soutien en fournissant de l’eau dans les zones en manque, dans un but davantage social. Et notre rôle est d’aider partout, dans la mesure du possible. C’est d’ailleurs la volonté des autorités. Je sais qu’il y aura une deuxième réforme du secteur de l’hydraulique rurale et nous allons y participer pour montrer que nous pouvons apporter quelque chose. Dans ce cadre, la SEN’EAU montrera son savoir-faire en matière d’approvisionnement en eau potable.
Quelles relations entretient la SEN’EAU avec la Société nationale des eaux du Sénégal (Sones) et l’État du Sénégal ?
La gouvernance du secteur de l’eau potable en milieu urbain et péri-urbain est assurée par trois acteurs : l’État, qui définit la politique et administre les tarifs de l’eau, la SONES, société de patrimoine, qui a en charge le développement de l’infrastructure (réalisation d’usines, de forages et d’ouvrages de distribution) ainsi que le contrôle du troisième acteur, qu’est la SEN’EAU, qui a pour mission principale d’assurer la gestion et l’exploitation des ouvrages mis à sa disposition. À ce titre, pour répondre à votre question, pour la SEN’EAU, nous avons des objectifs annuels et pluriannuels qui sont encadrés par un contrat de performance. C’est dans ce cadre que la SEN’EAU doit garantir une qualité des eaux distribuées conformément aux recommandations de l’OMS, entretenir l’infrastructure afin de garantir une disponibilité de 98 % des ouvrages de production, limiter les pertes d’eau à moins de 15 % à compter de la sixième année du contrat d’affermage, renouveler 30 000 compteurs par an et 20 000 branchements par an, renouveler chaque année 60 kilomètres de réseau en équivalent diamètre 100 mm en fonte ductile. Il y a aussi la modernisation de la gestion technique et commerciale du service public d’eau potable sur le périmètre au niveau de la production et de la distribution.
Le Sénégal affiche l’un des taux d’accès l’eau potable les plus élevés d’Afrique subsaharienne, avec 98,7 % en milieu urbain et 96,9 % en milieu rural selon les chiffres officiels. Quels sont les principaux défis de la SEN’EAU pour les années à venir ?
Le Sénégal a atteint ce niveau grâce à la première réforme du secteur de l’hydraulique urbaine en 1995-96. Il y’a eu ensuite la seconde qui a permis l’avènement de SEN’EAU depuis le 1er janvier 2020. Cette option de la gouvernance de l’eau a donné de très bons résultats et sur l’urbain le taux d’accès presque universel avec de 98,7 % et une amélioration continue du service public d’eau potable. Le milieu rural reste un peu en retrait, mais les autorités et les acteurs du secteur travaillent à faire bouger les choses pour que le citoyen du milieu urbain et celui du rural puissent avoir la même qualité de service dans le domaine de la distribution et de la production d’eau potable.
Maintenant, comme défi, il faut que les services de la SEN’EAU soient équivalents à ce qu’on voit dans les pays avancés. En France où j’ai eu l’occasion de visiter les infrastructures hydrauliques, il n’y a pas de rupture d’approvisionnement en eau. Nous avons l’ambition d’être l’entreprise préférée des Sénégalais au cours des cinq prochaines années. Le niveau de service doit être élevé et constamment amélioré, de la production de l’eau potable à la distribution, et même jusqu’à la facturation qui doit être digitalisée.
Cela passe notamment par la mise en place de la télérelève afin que chaque client puisse suivre sa consommation. Il faut également développer un réseau intelligent de sorte que le réseau puisse basculer automatique afin de compenser le manque d’eau dans certaines zones en forte demande. Ce système existe dans de nombreux pays, notamment en France. Nous nous appuierons sur notre partenaire technique SUEZ pour atteindre cet objectif. Cela fait 5 ans que nous avons commencé ce processus, et il faut continuer à moderniser l’entreprise.
Le prochain défi c’est également la qualité de l’eau. La SEN’EAU vient d’effectuer un transfert d’eau douce à Mbacké dans le centre du Sénégal où l’eau contenait beaucoup du fluor, et les populations commençaient déjà à se plaindre de la situation. Ce transfert va se poursuivre dans d’autres villes concernées par la mauvaise qualité de l’eau. Avec l’appui de l’État à travers la SONES et de notre partenaire technique SUEZ, le prochain défi est de donner partout au Sénégal, une eau de très bonne qualité, c’est-à-dire selon les normes de l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
Propos recueillis par Jean Marie Takouleu