Au cours des prochaines années, l’Afrique devra prendre de réels engagements pour relever efficacement le défi du stress hydrique qui ne cesse de s’intensifier. Pour Malek Semar, le fondateur de l’association « No Water No Us » qui sensibilise et agit pour l’eau sur le continent et ailleurs, il faudra recycler les 80 % des eaux usées non traitées sur la planète pour irriguer, arroser, nettoyer et boire, réduisant ainsi la pression sur la ressource en eau salubre.
Votre combat pour l’accès à l’eau potable commence en Kabylie, votre région natale au nord de l’Algérie où vous avez vécu toute votre enfance sans eau. Et aujourd’hui vous continuez le combat, pas seulement pour vous, mais pour l’ensemble du continent africain. Le combat pour l’accès à l’eau potable est-il finalement un combat sans fin ?
Malek Semar : Le combat pour l’eau est mondial, car l’eau n’a pas de frontières.
Pour ma Kabylie natale, je suis effectivement né et j’ai grandi dans un village sans eau ni électricité. Faire quelques kilomètres tous les jours pour aller chercher de l’eau était une situation normale. Le plus âgé d’entre nous avait 10 ans et nous nous sentions déjà grands, forts et autonomes dans cette tâche. Les souvenirs sont positifs, car c’était notre moment de détente et de jeu, sans aucune présence adulte. Cette expérience a également ancré les valeurs de la rareté et du partage, même si le réveil a été tardif pour en prendre pleinement conscience il y a quelques années.
Aujourd’hui, des milliards de personnes souffrent du manque d’eau ou d’une eau insalubre. Le combat est donc sans fin. Le plus dur est de devoir accepter, avec certitude, qu’on ne sauvera pas tout monde.
Vous mettez sur pied l’association « No Water No Us » qui sensibilise et agit pour l’eau. Quelles sont ses missions ?
« No Water No Us » signifie en français « Pas d’eau, pas de nous ». C’est un peu la conséquence de ces premières années sans eau, de différents projets industriels et de conférences que je donne autour de l’eau.
Nous avons deux verbes qui nous caractérisent dans cette organisation non gouvernementale (ONG) : c’est sensibiliser et agir. Nous portons trois thématiques : les eaux usées, l’eau potable et la biodiversité. Notre fil d’Ariane est le sixième objectif de développement durable (ODD6), qui vise à garantir l’accès de tous à l’eau et à l’assainissement et assurer une gestion durable des ressources en eau d’ici à 2030 (Ndlr). L’art et le sport sont nos meilleurs bagages vers le monde de demain. Alors on s’appuie dessus pour fédérer autour de l’eau.
Pour sensibiliser via la culture, notre socle est le spectacle « L’EAU, MAIS », labélisé Saison Africa 2020, que j’ai co-écrit avec Brice Kapel et que nous avons joué dans le cadre de cette saison africaine. Sur le plan sportif, nous menons des actions avec des athlètes de haut niveau, ou l’exploit sportif est mis au profit de la cause sociétale et environnementale à travers l’eau.
À côté de l’art et du sport, vous suggérez de valoriser les eaux usées pour atténuer la pression du stress hydrique. Mais pour en arriver là, il faut déjà qu’elles soient exploitées. Est-ce le cas aujourd’hui ?
Dans le monde, 80 % des eaux usées sont rejetées dans la nature sans aucun traitement selon l’Organisation des Nations unies (ONU), donc oui elles sont sous-exploitées. Et sur les 20 % des eaux usées traitées, je ne suis pas sûr qu’on réutilise 10 %.
Que ce soient les processus industriels ou agricoles, toutes les activités ont besoin de beaucoup d’eau. En recyclant les eaux usées agricoles, industrielles, quasiment à l’infini, on diminue la pression sur l’eau disponible. Le recyclage des eaux usées n’est donc plus un choix, mais la perspective. Voilà pourquoi je parle de planche de salut.
Alors pourquoi on ne le fait pas ? Peut-être le coût. Si on parle par exemple de mon pays l’Algérie qui fait partir des pays qui ont pris le problème du stress hydrique à bras le corps, je trouve que c’est un bon élève au vu des projets en cours même si la réaction est tardive.
À l’horizon 2025, l’ONU prévoit que 38 % de la population mondiale sera exposée au stress hydrique. La crise de l’eau devient un enjeu géopolitique. Finalement, de l’eau on en a puisque la quantité n’a pas bougé depuis 4 milliards d’années et même la répartition salée et douce est quasiment restée la même. Nous avons juste un souci de qualité d’eau. À mon sens, et je le redis encore, nous n’avons pas le choix que de recycler les eaux usées.
Pour passer de la parole à l’acte, vous avez choisi de prendre des parts dans la société France industries assainissement (FIA) qui innove dans le monde de l’eau avec une station de traitement des eaux usées innovante et conteneurisée. Qu’est-ce qui différencie votre installation d’une installation standard ?
J’ai rejoint Jacques Momeux dans la société FIA fin 2017, puis Gilles Picozzi, Blaise Matuidi et Yohan Benalouane nous ont rejoint avec l’objectif d’impacter positivement le monde et d’apporter des solutions durables aux métiers de l’eau, notamment dans l’assainissement.
Pour en revenir à l’innovation de FIA, plutôt que de grandes stations d’épuration centralisées faites de ciment et de canalisations, nous avons pensé des stations d’épuration compactes, mobiles, modulaires et moins chères. L’idée était d’avoir plusieurs écosystèmes décentralisés et vertueux qui génèrent de la richesse. Les eaux usées peuvent être réutilisées pour irriguer, nettoyer, recharger les nappes phréatiques, voire être bu. Les boues d’épuration valorisées en engrais, en bio compost ou encore en énergie. Concernant la technologie utilisée, le choix d’un traitement bactériologique, donc naturel, était une évidence.
Vous affirmez également que votre solution valorise les eaux usées en eau potable. C’est encore une pratique très peu répandue en Afrique, bien qu’utilisée en Namibie depuis plusieurs années. Peut-on aujourd’hui consommer les eaux usées traitées sans crainte pour sa santé ? Et comment convaincre les populations africaines de s’y mettre ?
Les techniques pour valoriser les eaux usées existent depuis longtemps, on n’invente rien. On ne fait que les améliorer pour rendre l’eau encore meilleure en valorisant les déchets organiques au passage. Donc, oui la technologie rend les eaux usées parfaitement potable, et cela est déjà courant en Namibie, mais aussi en Californie aux États-Unis d’Amérique.
Psychologiquement, cela parait effectivement difficile de se dire que l’on boit l’eau qui sort des toilettes. Bizarrement, boire l’eau de la rivière dans laquelle quelques milliards de personnes déversent leurs eaux usées ne fait pas débat. Le focus doit être ailleurs, non sur le fait de boire ou pas les eaux usées traitées, tant la quantité d’eau qu’on boit est infime (3 litres par jour) au vu de la quantité globale, nécessaire à notre mode de vie, soit 300 litres par jour, ou des milliers de litres si on résonne en empreinte eau.
Par ailleurs si on réutilise les effluents traités pour l’irrigation, l’arrosage, le nettoyage et dans les processus industriels et agricoles, cela ralentira l’épuisement de l’eau destinée à la consommation, aujourd’hui surexploitées.
Le traitement des eaux usées est-il vraiment rentable ?
Quand on veut développer économiquement un pays, il existe deux voies. La voie de l’Homme et la voie de l’eau. La santé est un bon exemple. La voie de l’Homme consiste à investir énormément d’argent dans un système de santé pour soigner le plus de malades possible. Pour que ce modèle fonctionne, il faut un système qui crée le plus de malades possible et qui génère plus d’argent.
La voie de l’eau est différente. Si on investit dans le traitement des eaux usées et que mon eau devient propre, alors je vais forcément rendre les habitants moins malades et par conséquent je vais moins investir dans les systèmes de santé.
Si j’en reviens au volet économique, le marché de l’eau représente environ 600 milliards d’euros par an. On ne traite que 20 % des eaux usées. Donc cela suppose que les 80 % des eaux usées non traitées représentent un marché important que personne n’adresse. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS) 1 euro investi dans l’eau et l’assainissement c’est 4 euros générés dans l’économie. Donc même d’un point de vue économique, c’est une aberration de ne pas traiter les eaux usées.
Finalement, le traitement des eaux usées est rentable pour la vie humaine, pour la biodiversité, pour la planète, mais aussi pour le portefeuille parce que c’est générateur de richesse.
Et qu’en est-il du coût énergétique ?
On arrive déjà à rendre les stations d’épuration autonomes en énergie en les alimentant à l’énergie solaire. Par ailleurs, on réfléchit à réutiliser l’eau en sortie et mettre des vis d’Archimède en l’envers pour créer de l’énergie qui autoalimenterait les usines de traitement des eaux usées au passage, ou créer de l’hydrogène parce qu’il faut de l’eau pour produire de l’hydrogène.
Outre la réutilisation des eaux usées traitées, les pays comme l’Algérie, l’Égypte et le Maroc misent sur le dessalement de l’eau de mer pour atténuer la pression hydrique. Est-ce que vous approuvez cette autre alternative ?
Un adage dit « mieux vaut une mauvaise action que pas d’action du tout ». Cela permet sans doute d’apprendre et de mieux comprendre Nelson Mandela quand il nous dit « soit on gagne soit on apprend ». Je pense qu’on sera perdant à dessaler à long terme et j’espère qu’on apprendra à mieux le faire avec le temps.
Au-delà de l’impact environnemental et énergétique, il y a une forme d’incohérence à le faire. Je vous ai parlé du parallèle entre la voie de l’Homme et la voie de l’eau pour développer un pays. Le dessalement est un autre exemple.
On paie très cher pour traiter l’eau de mer, d’un point de vue environnemental puisqu’on rejette de la saumure très concentrée dans l’océan qui tue la biodiversité, et d’un point de vue énergétique puisque c’est très énergivore. Une fois l’eau dessalée, on l’utilise. La ressource sera ensuite renvoyée à la mer pour la saler, pour être dessalée plus tard. Donc je paie pour dessaler et pour resaler à l’infini. Ça, c’est la voie de l’Homme.
La voie de l’eau consisterait juste à traiter et réutiliser les eaux usées et même les eaux de pluie plutôt que de les rejeter à la mer pour les resaler. Elles pourront être stockées pour recharger les nappes phréatiques par exemple.
L’Homme choisit toujours la facilité. Je peux comprendre l’urgence de se tourner vers le dessalement pour les pays qui n’ont pas d’autres accès à l’eau. Mais je reste convaincu qu’il s’agit juste d’une solution d’appoint. D’abord, traitons et réutilisons l’ensemble des eaux usées urbaines, industrielles et agricoles.
Le tout premier Forum africain de l’eau (FAE) vient de s’achever à Rabat, la capitale du Maroc où il a justement été question d’envisager l’avenir hydrique de l’Afrique. Un tel évènement peut-il contribuer à une meilleure gestion de l’eau ?
Concernant le Forum en lui-même, c’est un nouveau signe fort de la prise de conscience de l’Afrique sur ces enjeux-là, puisqu’on parle de vies humaines et de crise géopolitique.
Au-delà des discours qui visent également à sensibiliser, j’attends de vraies actions, qui doivent être locales, parce que les problèmes d’accès à l’eau sont propres à chaque pays. Si les solutions doivent être locales, il faut réfléchir à une sorte de gouvernance mondiale, car nous devons partager la même eau. Et dans le doute, recycler davantage les eaux usées, quitte à aviser derrière, est une voie où nous serons tous gagnants.
Des propos recueillis par Inès Magoum