Benoit-Ivan Wansi : La fondation Rockefeller est devenue au fil du temps l’une des plus importantes organisations dans le champ environnemental et humanitaire mondial. Sa mission est-elle la même, plus d’un siècle après sa création ?
Mehrdad Ehsani : Depuis plus d’un siècle, la fondation Rockefeller s’efforce de relever certains des défis les plus urgents de la planète. Notre mission, qui consiste à améliorer le bien-être de l’humanité dans le monde entier, n’a pas faibli depuis notre création en 1913. Nous sommes animés par la conviction que la capacité de progrès de l’humanité ne connaît pas de limites, tout en reconnaissant que ces progrès ont été inégalement partagés.
Aujourd’hui, nous nous trouvons à un moment charnière où les actions que nous entreprenons peuvent définir l’avenir de notre planète et de ses habitants. Conscients de l’urgence d’un changement systémique, nous sommes engagés à investir un milliard de dollars au cours des cinq prochaines années pour attaquer le cœur du problème : le besoin urgent d’accélérer les opportunités humaines tout en affrontant de front la crise climatique. Cet investissement n’est pas seulement un engagement financier. C’est une déclaration de notre volonté de catalyser la transformation des systèmes énergétiques, alimentaires, sanitaires et financiers afin qu’ils soient plus inclusifs, durables et capables de générer de nouvelles opportunités économiques.
Au sein de la fondation, vous pilotez les initiatives essentiellement axées sur la sécurité alimentaire. Quel est le budget consacré à ce domaine et comment appréciez-vous les politiques alimentaires en Afrique, moins de sept ans avant l’échéance de la mise en œuvre du deuxième objectif de développement durable (ODD2) ?
Nous nous sommes concentrés au fil des années sur l’augmentation de la productivité et des revenus des agriculteurs, et donc sur la lutte contre la faim. Des gains considérables ont été réalisés dans la productivité des agriculteurs en Asie et en Amérique latine et des centaines de millions de vies ont probablement été sauvées grâce à ces efforts. En Afrique, on a cofondé l’Alliance pour une révolution verte (Agra) en 2006 et investi plus de 160 millions de dollars dans ces programmes au cours des années suivantes. L’Agra a maintenant cessé d’être financée par Rockefeller et a levé 700 millions de dollars pour sa prochaine stratégie de 7 ans dans 11 pays. Il s’agit peut-être de notre plus grande contribution à la sécurité alimentaire en Afrique. Dans le cadre de sa dernière stratégie quinquennale, l’Agra a aidé les gouvernements africains à adopter 67 politiques agricoles améliorées.
Mais pour être efficaces, les politiques ont besoin d’une éducation publique, d’une mise en œuvre et d’une modalité d’apprentissage. Prenons par exemple la déclaration de Maputo de 2003, dans laquelle les chefs d’État africains se sont engagés à investir 10 % de leur budget national annuel afin de stimuler la croissance agricole. Il s’agit d’une excellente politique mais, malheureusement, seule une poignée de pays a réussi à atteindre ce niveau d’investissement. La voie à suivre restera semée d’embûches compte tenu de l’aggravation des crises budgétaires et de la polycrise due à l’intensification des chocs liés au changement climatique. En fait, la plupart des progrès réalisés contre la faim au cours de la dernière décennie sont en train d’être réduits à néant. On remarque aussi avec regret que l’insécurité alimentaire chez les enfants augmente rapidement, en particulier en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud.
Haïti, le Malawi, le Mozambique, le Pakistan et la Somalie, qui ont connu ces dernières années leurs pires crises climatiques (séisme, cyclones) et sécuritaires (terrorisme et guerre) figurent parmi les pays confrontés à des « niveaux de faim critiques », selon les Nations unies. Le gouvernement somalien semble impuissant face aux sécheresses interminables et la multiplication du nombre de morts et déplacés en quête de nourriture, mais surtout face à l’indifférence de la scène internationale. À votre avis, comment sortir de cette impasse ?
Ayant vécu en Afrique pendant 34 ans, j’ai été le premier témoin des effets dévastateurs du changement climatique sur le continent. La Corne de l’Afrique sort tout juste de la pire sécheresse qu’elle ait connue en 40 ans. J’ai vu des images d’adultes faisant la queue avec des enfants pour les repas scolaires. Bien qu’ils soient les moins responsables des émissions de gaz à effet de serre (GES), les pays africains subissent de plein fouet les effets du changement climatique, ce qui aggrave l’insécurité alimentaire et l’instabilité économique.
Les effets des conflits mondiaux et des catastrophes climatiques sont dévastateurs. Une meilleure réponse au changement climatique ouvrirait des perspectives à des milliards de personnes — les rendant plus sûres, plus saines, mieux nourries, plus autonomes et plus libres — et rendrait le monde plus stable. Il est essentiel d’amplifier les voix et l’expertise africaines dans le dialogue mondial sur l’adaptation au climat et la sécurité alimentaire ainsi qu’à travers des mesures audacieuses. Accroître aussi les investissements publics et privés dans l’agriculture et les systèmes alimentaires en Afrique. Car, le continent africain offre d’énormes possibilités d’investissement pour lutter contre le changement climatique et renforcer la résilience.
Entre-temps, la guerre entre la Russie et l’Ukraine se poursuit. Que se passera-t-il en Afrique si ce conflit s’éternise, sachant que les deux belligérants exportent à eux seuls 44 % du blé dont dépendent plusieurs nations africaines (Nigeria, Éthiopie, Tunisie, etc.) pour pouvoir assurer leurs approvisionnements alimentaires ?
Le conflit actuel entre la Russie et l’Ukraine représente un risque important pour la sécurité alimentaire de l’Afrique. Cette situation souligne la nécessité urgente pour l’Afrique de renforcer sa sécurité alimentaire et nutritionnelle et sa résilience, en particulier dans le contexte de la dépendance mondiale à l’égard des cultures de base vulnérables aux conditions météorologiques extrêmes et aux perturbations dues aux conflits.
L’année dernière, nous avons lancé l’Alliance pour les céréales complètes enrichies avec des partenaires. Ce partenariat travaille actuellement dans six pays d’Afrique afin de promouvoir, de fournir une assistance technique et d’éduquer le public à la consommation de céréales complètes plutôt que de céréales raffinées. Un tel changement signifierait que nous pourrions extraire 20 à 30 % de farine supplémentaire des céréales que nous consommons, ce qui améliorerait notre sécurité alimentaire et nutritionnelle. Je ne vois pas d’autres interventions susceptibles d’accroître aussi rapidement les rendements du système alimentaire de manière aussi spectaculaire.
Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), 30 % des céréales produites à travers le monde sont mises à la poubelle, 50 % pour les tubercules, les fruits et les légumes, 20 % pour les oléagineux, la viande et les produits laitiers, et 35 % du poisson. Comment expliquez-vous cela quand on sait que 145 millions d’Africains sont déjà en phase de crise alimentaire aiguë ?
Les niveaux étonnants de gaspillage alimentaire juxtaposés à la grave crise alimentaire en Afrique mettent en évidence une profonde disparité mondiale. Il ne s’agit pas seulement d’un problème de surplus, mais d’une défaillance systémique dans la manière dont nous distribuons et valorisons nos ressources alimentaires. En outre, les pertes et gaspillages alimentaires génèrent 8 à 10 % des émissions mondiales de GES. S’il s’agissait d’un pays, il se classerait troisième après la Chine et les États-Unis d’Amérique en termes d’émissions de GES. La philanthropie peut jouer un rôle important pour combler ce fossé en encourageant les solutions innovantes qui minimisent les déchets et améliorent les circuits de distribution alimentaire.
En réponse à cela vous avez lancé conjointement avec l’Union africaine (UA) et la FAO un projet censé permettre le renforcement des politiques et des stratégies actuelles sur la sécurité alimentaire. Que prévoyez-vous de faire concrètement et quels sont les pays ciblés ?
Dans le cadre d’un partenariat stratégique avec l’Union africaine (UA) et la FAO, la fondation Rockefeller est à l’avant-garde d’une initiative ambitieuse conçue pour s’attaquer à la question cruciale de la sécurité alimentaire en Afrique. Notre collaboration s’articule autour d’un plan concret visant à réduire de manière significative les pertes post-récolte d’ici à 2030, un défi qui, s’il est relevé, pourrait nourrir environ 48 millions de personnes en Afrique subsaharienne. Lancé en février 2017, notre projet pilote de 18 mois cible les cultures de base au Kenya, en Tanzanie, en Zambie et au Zimbabwe, tout en offrant un soutien politique à la Commission de l’Union africaine (CUA). L’initiative introduit des solutions pratiques et évolutives, telles que des sacs hermétiques pour le stockage prolongé des céréales et des caisses améliorées pour le transport des produits frais, minimisant efficacement la détérioration et les dommages pendant le transit.
Parallèlement, la fondation Rockefeller met en œuvre l’Initiative alimentaire, une stratégie de grande envergure visant à améliorer l’accès à des aliments nutritifs et durables à l’échelle mondiale. Avec un engagement de 105 millions de dollars sur trois ans, l’initiative s’appuie sur l’innovation scientifique et les données sur la bonne alimentation, la bonne politique alimentaire et les achats publics de bonne alimentation pour favoriser un changement systémique. Un changement systémique que nous opérons en soutenant des plateformes innovantes, en rassemblant des preuves convaincantes, en réalignant les incitations du marché et en aidant les institutions publiques à transformer leurs processus d’approvisionnement.
Il y a quelques semaines à l’occasion d’une conférence à l’Académie pontificale des sciences (PAS) à Rome en Italie, vous avez attiré l’attention des dirigeants mondiaux sur le fait que « le système alimentaire est déficient, générant plus du double de sa valeur économique en coûts additionnels ». À la place, vous proposez de « tirer parti des connaissances autochtones et de la science moderne ». Pouvez-vous nous en dire plus ?
En m’appuyant sur l’intégration des connaissances indigènes et de la science moderne, j’ai exploré la durabilité inhérente aux systèmes alimentaires des peuples indigènes et, à titre d’exemple, le potentiel des aliments complets pour améliorer la sécurité alimentaire et la durabilité. J’ai exploré la transition historique des céréales complètes vers les céréales raffinées et j’ai plaidé pour un retour à la consommation d’aliments complets. L’exploitation des canaux d’approvisionnement institutionnels, en particulier les repas scolaires, offre une opportunité stratégique de faciliter l’évolution des modes de consommation vers les aliments complets. J’ai conclu en soulignant l’engagement de la fondation à étendre les programmes de repas scolaires dans les pays à revenu faible et intermédiaire (PRFI), en mettant l’accent sur l’intégration des principes de durabilité, de nutrition et d’équité dans les initiatives du système alimentaire.
Le déficit de financement est également l’une des clés pour comprendre le système alimentaire mondial actuel. À combien l’estimez-vous et quel mécanisme vous semble le plus approprié aujourd’hui pour avoir plus de capitaux afin de booster les approvisionnements qualitatives et quantitatifs ?
Il est essentiel de combler le déficit de financement du système alimentaire mondial pour améliorer à la fois la qualité et la quantité des approvisionnements alimentaires. Ce déficit représente la disparité entre les investissements actuels dans la production, la distribution et l’infrastructure alimentaires, et le niveau de financement réellement nécessaire pour parvenir à une alimentation durable et nutritive pour tous. À la fondation Rockefeller, nous reconnaissons qu’il est essentiel de combler ce fossé pour transformer les systèmes alimentaires afin qu’ils soient plus équitables, plus résistants et plus durables.
Dans certains pays où la faible électrification est un obstacle pour le stockage des denrées alimentaires, des innovations commencent à émerger. C’est le cas du frigo solaire que la start-up Koolboks propose aux producteurs et aux marchands de vivres en République démocratique du Congo (RDC). Encouragez-vous ce type d’initiatives privées et quelle place occupe la recherche au sein de votre fondation ?
Nous investissons dans des solutions innovantes qui font appel à la pensée créative pour résoudre des problèmes importants tels que le stockage des aliments, la durée de conservation, la nutrition, l’empreinte environnementale, etc. La recherche est un élément essentiel de la mission de notre institution. Nous avons un penchant pour le soutien à la croissance de l’analyse politique et de la recherche économique et nous essayons de repousser les limites de la recherche, des données, de la politique et de l’innovation pour aborder les problèmes mondiaux liés à l’alimentation, à l’électricité, à la santé et à la mobilité économique.
Êtes-vous de ceux qui croient qu’il est impératif d’accélérer la numérisation de l’agriculture ? Si oui, qu’est-ce que l’agriculture intelligente peut apporter de concret à la chaine alimentaire (production, transformation, distribution, consommation) ?
Absolument, nous sommes de fervents défenseurs de l’accélération de la numérisation de l’agriculture, reconnaissant qu’il s’agit d’un levier essentiel pour transformer le système alimentaire. De nombreux acteurs investissent dans cet espace pour révolutionner la façon dont les agriculteurs travaillent, en offrant des informations en temps réel sur la santé des sols, les conditions météorologiques et les besoins des cultures. En ce qui concerne la transformation, les outils numériques peuvent rationaliser les opérations, réduire la consommation d’énergie et les coûts, rendant ainsi le processus plus durable. En ce qui concerne la distribution, les plateformes numériques peuvent mettre les agriculteurs en contact direct avec les marchés, éliminant ainsi les intermédiaires et améliorant les revenus des petits exploitants. Pour les consommateurs, les innovations numériques peuvent garantir que des produits plus frais arrivent sur leur table plus rapidement et à moindre coût.
Une équipe de la Fondation étudie comment l’intelligence artificielle (IA) peut contribuer à la transformation des systèmes alimentaires. Il s’agit d’un domaine passionnant qui évolue rapidement et nous cherchons à maximiser l’impact et la valeur publique. Il est important d’éviter que la fracture technologique ne se creuse dans la société, car cela pourrait amplifier les inégalités existantes.
L’agriculture est dans certains cas néfaste pour l’environnement à travers des pratiques qui accentuent l’érosion et la déforestation. On le voit bien en Côte d’Ivoire (premier producteur mondial de cacao) où la perte du couvert forestier est de l’ordre de 90 % ces dernières décennies ou encore à Madagascar. De leur côté, les multinationales de l’agroalimentaire qui se ravitaillent auprès des producteurs accusés de détruire les forêts ont rapidement trouvé une échappatoire avec l’arrivée du marché des crédits carbone. Que pensez-vous de cette démarche de compensation écologique considérée comme de l’écoblanchiment ?
Le cas de la Côte d’Ivoire est un rappel brutal de la tension entre la productivité agricole et la durabilité environnementale.
Les marchés du carbone ont récemment fait l’objet de critiques concernant l’intégrité des compensations carbone et l’impression qu’ils créent un permis de polluer, entre autres points litigieux. Cependant, ils offrent une voie prometteuse pour parvenir à des émissions nettes nulles au niveau mondial, en permettant aux entités d’acheter des crédits issus de projets qui évitent ou suppriment des émissions, souvent à un coût inférieur à celui des réductions directes d’émissions. Aujourd’hui, nous discutons de l’Initiative africaine sur les marchés du carbone (ACMI), un mouvement visant à exploiter le potentiel de l’Afrique dans le secteur des marchés du carbone. La capacité technique de l’Afrique en matière de crédits carbone pourrait atteindre 2,4 milliards de tonnes de CO2, soit une valeur annuelle de 50 milliards de dollars d’ici à 2030. L’ACMI aide actuellement des pays comme le Kenya, le Mozambique, le Rwanda, le Ghana et le Nigeria à élaborer des cadres solides pour le marché du carbone, positionnant ainsi l’Afrique comme un acteur clé dans les solutions climatiques mondiales.
Du point de vue de la Fondation Rockefeller, il est impératif de rechercher des solutions globales qui intègrent la conservation de l’environnement et l’innovation agricole. Cela signifie qu’il faut investir dans des pratiques agricoles régénératrices qui restaurent la santé des sols, améliorent la biodiversité et les innovations qui réduisent le besoin de déforestation. Le Novel Fermentation Action Lab, que nous venons de lancer et que nous pilotons au Kenya, en est un exemple. Cette plateforme vise à créer des coentreprises entre les détenteurs de nouvelles technologies de fermentation et les entreprises de transformation alimentaire, dans un premier temps au Kenya. Ces technologies permettent, par exemple, de produire de l’huile de cuisson à moindre coût et d’éviter ainsi les plantations d’huile de palme, responsables de la déforestation et de la perte de biodiversité. Un autre groupe a réussi à produire des protéines en poudre commercialement viables à partir de déchets alimentaires. Il est tentant de tirer parti de ces technologies pour rendre les aliments riches en nutriments plus abordables ou pour réduire l’empreinte écologique. Toutefois, nous devons veiller à ne pas créer d’autres problèmes sociaux par le biais de ces technologies, tels que la concentration du pouvoir de marché au profit d’un petit nombre.
Propos recueillis par Benoit-Ivan Wansi