Benoit-Ivan Wansi : Après Kigali en 2022, le Forum mondial de l’économie circulaire (WCEF) se tient du 15 au 18 avril à Bruxelles en Belgique. Avez-vous des attentes pour cette édition ?
Piotr Barczak : Cette édition du Forum mondial de l’économie circulaire (WCEF) est particulièrement spéciale pour moi car elle se déroule dans ma ville natale bien-aimée. Je souhaite sincèrement que tous les participants profitent pleinement de la culture dynamique de Bruxelles et de ses initiatives innovantes en matière de développement durable. Ces initiatives encouragent non seulement le partage d’idées inspirantes sur l’économie circulaire, mais favorisent également la collaboration entre les participants du monde entier.
Un espoir spécifique que j’aimerais souligner est l’implication active des représentants du Sud dans la promotion de l’économie circulaire à l’échelle mondiale. Des représentants d’Afrique, d’Asie, d’Amérique du Sud et d’autres régions se réuniront lors d’une table ronde organisée par le Conseil international de l’économie circulaire — ICCE (organisation dont il est membre conseiller, Ndlr) et intitulée « De l’aspiration à l’action : Accélérer la transition circulaire dans le monde ». Au cours de cette session, nous souhaitons proposer la création d’un Centre mondial sur l’économie circulaire, avec l’Inde comme pays hôte et le soutien d’autres partenaires du Sud. Cette initiative est cruciale pour garantir que la transition vers une économie circulaire ne nous soit pas imposée par des forces extérieures, mais qu’elle soit plutôt le fruit de notre propre leadership et de notre inspiration mutuelle.
Il y a de plus en plus d’organisations dédiées à la promotion de l’économie circulaire. Quelle est la particularité de la fondation du Réseau africain de l’économie circulaire (Acen) ?
La Fondation Acen inclut le mot « réseau » dans son nom, ce qui reflète son fondement — un réseau d’experts en économie circulaire dispersés dans presque tous les pays d’Afrique. Cela garantit une compréhension approfondie des diverses circonstances locales présentes sur tout le continent, y compris les facteurs politiques, géographiques, économiques, sociaux et techniques tels que les flux de matières, les infrastructures disponibles, les données et les environnements politiques favorables.
Aucune autre organisation dans le domaine de l’économie circulaire ne peut se targuer d’une couverture et d’une pénétration aussi étendues sur le continent africain. Notre objectif va au-delà de la simple promotion. Nous nous concentrons sur la mise en œuvre d’actions tangibles. Nous collaborons avec des pays sélectionnés pour élaborer des feuilles de route sur l’économie circulaire au niveau gouvernemental, et nous nous engageons avec des entrepreneurs et des villes pour mettre en place une technologie de traitement des « biodéchets » à l’aide de mouches soldat noires.
Notre équipe est diversifiée, mais unie par un objectif commun : faire progresser les principes de l’économie circulaire.
Lorsqu’on parle d’économie circulaire, on voit tout de suite la gestion des déchets avec notamment l’aspect « recyclage » en oubliant qu’il s’agit de tout un processus qui intervient dès la conception, l’approvisionnement et l’utilisation des produits. Pouvez-vous nous en rappeler les procédés conventionnels ?
En effet, l’économie circulaire va bien au-delà de la gestion des déchets et du recyclage. Lorsque j’explique ses principes aux gouvernements et aux entreprises, je préfère mettre l’accent sur la manière dont les boucles circulaires devraient être planifiées plutôt que de simplement les comparer à l’économie linéaire que nous connaissons. Je vous invite donc à visualiser ces processus circulaires. Les produits et les matériaux circulent dans des boucles, étant produits, utilisés, réutilisés, éliminés, puis réintégrés dans la production. Cependant, cette vision est simpliste. La véritable astuce de l’économie circulaire consiste à concevoir des produits et des systèmes de manière à ce que ces boucles (visualisez-les à nouveau) soient lentes, prolongeant la durée de vie des produits et garantissant leur durabilité dès la conception. Ces boucles sont légères, ne transportant que la quantité de ressources nécessaires, toute consommation excessive étant évitée. Il n’est pas possible d’infléchir le flux massif de matériaux, il faut le réduire. C’est là qu’entrent en jeu les politiques de suffisance, particulièrement cruciales dans les pays du Nord. Troisièmement, ces boucles sont locales et profitent aux communautés locales. Les déchets sont produits et réintégrés dans la hiérarchie territoriale, et aucun déchet n’est échangé sur de longues distances. Quatrièmement, les matériaux utilisés dans ces boucles sont propres et non toxiques. Les substances toxiques n’ont pas leur place dans l’économie circulaire, car elles nuisent à l’homme, à l’environnement et au processus de recyclage lui-même en contaminant les flux et en nuisant à sa réputation. Cinquièmement, les matériaux et l’énergie utilisés pour soutenir ces boucles proviennent de sources durables et renouvelables. Sixièmement, et c’est le plus important, ces boucles sont régénératrices, capables d’améliorer les circonstances et les systèmes actuels, de contribuer au bien-être général de la société et de viser un avenir où les gens et la planète prospèrent ensemble.
Outre l’assainissement, l’économie circulaire s’impose peu à peu dans de nombreux secteurs, comme l’habitat, par l’intégration de systèmes d’efficacité énergétique et l’utilisation de matériaux recyclés et de ressources locales. Quel regard portez-vous sur ce modèle qui tend à bouleverser l’architecture traditionnelle ? Quelle contribution concrète peut-il apporter aux villes africaines confrontées à des problèmes de logement ?
Saviez-vous que le prix d’architecture Pritzker, le plus prestigieux dans le domaine, a mis en avant l’Afrique comme abritant certaines des meilleures architectures du monde ? Toutefois, cette reconnaissance ne concerne pas les structures en ciment imitant l’architecture occidentale, mais plutôt les structures traditionnelles construites à partir de matériaux locaux tels que l’argile, la paille, le bois et la pierre.
La circularité dans l’environnement bâti a un impact potentiel immense en Afrique, en particulier en ce qui concerne les considérations climatiques par rapport à l’architecture conventionnelle à forte consommation d’énergie. La déconstruction, par opposition à la démolition, permet de préserver les composants et les matériaux susceptibles d’être réutilisés. Cependant, l’accent n’est pas uniquement mis sur les matériaux. L’environnement bâti repose également sur des approches modulaires intelligentes. Les structures devraient être conçues pour être réutilisées et réaffectées, plutôt que pour être démolies. La planification urbaine joue un rôle crucial en distribuant intelligemment l’espace, en réduisant les distances et en favorisant la flexibilité des citadins pour qu’ils puissent s’engager dans des activités circulaires. Alors que l’Afrique continue de développer ses infrastructures, le respect de ces principes devient primordial.
Il y a ensuite la mobilité. L’expansion du marché des véhicules électriques, considérée comme une étape essentielle vers la décarbonisation des transports, commence à poser un autre problème. En effet, la fabrication des batteries électriques est considérée comme polluante en raison de l’extraction et du transport des minerais (cobalt, lithium). Face à cette situation, quel principe de l’économie circulaire les constructeurs automobiles et les conducteurs doivent-ils privilégier ? La réutilisation et le recyclage des batteries ?
Le secteur automobile est connu pour sa forte consommation de ressources. Pour revenir aux principes de l’économie circulaire mentionnés plus haut, la deuxième règle met l’accent sur les cercles allégés, qui sont particulièrement applicables à l’industrie automobile. Les mesures d’économie circulaire peuvent être appliquées efficacement en réduisant la taille des voitures et en aménageant les villes de manière à réduire la dépendance à l’égard des véhicules personnels. De nombreuses villes expérimentant le développement durable ont réussi à réduire le nombre de voitures sur les routes, à promouvoir l’utilisation d’options de mobilité légère, à développer les transports publics et la mobilité en tant que service.
L’électrification est également importante. Bien que je préconise fortement l’électrification de tout ce qui peut l’être, il est essentiel que les producteurs et les utilisateurs de voitures adhèrent à des normes rigoureuses, mises en œuvre par les politiques gouvernementales, concernant l’impact de l’approvisionnement en matériaux. En outre, au stade de la conception, la durabilité des batteries et des châssis doit être assurée. Les batteries doivent être non seulement recyclables, mais aussi réparables, avec des options de régénération des cellules endommagées pour améliorer la longévité. L’Union européenne (UE) a récemment adopté le nouveau règlement sur les batteries, un ensemble de règles novatrices visant à garantir la circularité, le contenu recyclé et les taux de recyclage des matières premières essentielles des batteries. En tant que personne impliquée dans ce processus au nom du Bureau européen de l’environnement (EEB), j’encourage tout le monde à explorer ce règlement innovant, qui introduit des outils tels que le passeport numérique de produit pour améliorer la circularité tout au long de la chaîne de valeur de la batterie.
Comment les nouvelles technologies peuvent-elles contribuer à la transition vers une économie circulaire ?
En ce qui concerne les technologies qui contribuent à la fois à l’économie circulaire et à l’atténuation du changement climatique, je recommande vivement de consulter le Green Technology Book de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) et du Centre et réseau des technologies climatiques (CTCN), qui a été publié lors de la COP28. J’ai eu le plaisir d’y contribuer. Le livre couvre environ 200 technologies, allant de celles qui sont prêtes à être mises à l’échelle aux technologies d’avant-garde et à celles qui sont encore à l’horizon. Parmi mes préférées, il y a celles qui concernent les flux de déchets organiques, comme les mouches soldat noires. Elles permettent non seulement de gérer les déchets, mais aussi de produire des protéines pour la consommation animale, des amendements solides pour l’agriculture et, potentiellement, de l’énergie grâce à la digestion anaérobie des excréments.
D’autres technologies utiles ont été mises en évidence, notamment des méthodes de traitement des jacinthes d’eau, l’utilisation de l’amidon de manioc et des résidus de bananes pour l’emballage. Comme indiqué précédemment, le passeport numérique des produits est sur le point de changer la donne en termes de traçabilité des matériaux, de propriété et de responsabilité des producteurs, améliorant ainsi considérablement la circularité des produits couverts par ce passeport numérique.
Cependant, je dois souligner que si la technologie joue un rôle important dans la mise en place d’une économie circulaire, il est essentiel de ne pas compter uniquement sur elle pour relever les défis de la transition vers une économie circulaire. Il est tout aussi important de s’attaquer aux modes de consommation et de réduire le débit global des matériaux.
Puisque vous évoquez les modes de consommation, on note que de nombreuses municipalités sur le continent sont confrontées à une production et une consommation de masse. Mais la plupart n’ont pas encore de plan d’économie circulaire qui devrait également leur permettre de répondre efficacement aux phénomènes de l’habitat informel et des embouteillages interminables. Quelle stratégie de financement et de monétisation de l’économie circulaire mettriez-vous en place si vous étiez à la tête d’une ville africaine cosmopolite de votre choix (Le Caire, Kinshasa, Johannesburg ou Nairobi) ?
Les grandes villes sont des carrefours de personnes, de capitaux, de compétences, d’idées et de ressources, mais elles sont également confrontées à des défis liés aux flux de matériaux et au chaos, qui peuvent éroder la confiance entre les parties prenantes. Ces défis entravent le développement d’une véritable économie circulaire, qui devrait garantir que rien ni personne n’est jetable. Cependant, des solutions existent. Les villes ont le contrôle de leurs régimes fiscaux. Par exemple, si j’étais à la tête de Kinshasa, j’offrirais des incitations fiscales, des remises et des subventions aux entreprises qui adoptent des pratiques circulaires.
En outre, si j’étais à la tête de la ville du Caire, je mettrais en œuvre des politiques d’approvisionnement circulaire afin de donner la priorité aux biens et services qui adhèrent aux principes circulaires. Cela créerait une demande pour les produits circulaires et stimulerait la croissance du marché. Aussi, en me concentrant sur les flux de déchets, je renforcerais et appliquerais les règles de responsabilité élargie des producteurs (REP), partiellement mises en œuvre à Johannesburg. Cela garantirait que les coûts de collecte et de traitement des déchets soient entièrement couverts.
J’introduirais une modulation supplémentaire de la redevance et un « Fonds pour le changement » dans le cadre de la redevance REP. Ce budget distinct soutiendrait les solutions circulaires. En mettant en œuvre ces stratégies, toutes les villes africaines peuvent libérer les avantages économiques, environnementaux et sociaux de l’économie circulaire tout en promouvant le développement durable et la résilience face aux défis mondiaux.
Propos recueillis par Benoit-Ivan Wansi