Afrik 21 : Comment pourriez-vous définir la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) dans un contexte africain ?
Thierry Téné (DG d’Afrique RSE) : Dans le contexte africain, la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) renvoie au respect de l’ensemble des lois sociales, fiscales, environnementales, industrielles et économiques par une entreprise. De plus, ladite entreprise doit dialoguer avec ses parties prenantes (clients, prestataires, salariés, fournisseurs, etc.) afin de répondre à leurs attentes. Je tiens à rappeler qu’en Afrique de nombreuses entreprises sont loin de respecter ces différentes législations.
Et qu’en est-il de l’impact des entreprises sur l’environnement ?
Du point de vue environnemental, une entreprise engagée RSE doit bien évidemment réduire son impact environnemental en termes de bruits, d’émission de gaz à effet de serre, de pollution par les déchets solides, liquides, gazeux, etc. L’entreprise engagée RSE doit également pouvoir transformer les contraintes environnementales en opportunités économiques. Par exemple, en réduisant sa consommation d’électricité ou d’eau, une entreprise réduit de fait ses coûts économiques.
Cela fait plusieurs années que vous travaillez dans le secteur. Avec le temps, est-ce que vous constatez une évolution notable en termes de prise en compte de la RSE par les entreprises en Afrique ?
Oui, il y’a une évolution significative à deux niveaux. Il existe désormais une exigence en matière d’engagement RSE des entreprises avec l’obligation de publier des rapports extra-financiers. Nous sommes en train de conduire des audits RSE dans les entreprises africaines et c’est tout nouveau. Il y’a encore trois ou cinq ans, l’accent était plutôt mis sur des formations et la sensibilisation, mais actuellement il est davantage question de diagnostic RSE qui sont commandés directement par les entreprises africaines. Les institutions financières de développement comme la Banque mondiale ou encore l’Agence française de développement (AFD) se sont également engagées en matière de RSE en Afrique. Elles ont signé les principes de l’Équateur qui consistent à affirmer que pour tout investissement supérieur à 10 millions de dollars, les institutions financières qui investissent en Afrique doivent s’assurer qu’elles tiennent compte des risques ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance). La Banque mondiale a par exemple menacé d’arrêter le financement du barrage de Lom Pangar parce que le Cameroun n’était pas assez aligné sur des questions ESG. Ce qui a eu des répercussions directes sur la prise en compte de la RSE dans ce pays d’Afrique centrale. En outre, nous avons rédigé, il y a deux ans de cela, la politique RSE de la Banque de développement des États de l’Afrique centrale (BDEAC) et celle de la Banque ouest-africaine de développement (BOAD). Naturellement cette prise de conscience est loin d’être généralisée sur le continent.
Qu’en est-il du cadre juridique ?
Actuellement au niveau du continent on n’a pas de cadre juridique spécifique en matière de RSE. Il y a certes le Maroc où la bourse de Casablanca a exigé que les entreprises cotées en bourse publient des rapports extra-financiers sur le modèle de ce que demande la bourse de Paris (en France). Parallèlement, les entreprises situées dans des pays où un cadre sur la RSE est inexistant sont obligées de suivre la logique de leur groupe parce qu’en matière de RSE, le plus important est la publication des rapports RSE sur la base d’un canevas défini par les autorités publiques, le marché public ou sur la base d’un principe volontaire défini par l’entreprise elle-même.
Y’a-t-il des pays modèles ?
L’un des premiers pays à mettre en place une exigence légale sur la RSE est l’île Maurice avec cette loi qui demande aux entreprises d’allouer au moins 3 % de leur chiffre d’affaires à des projets sociaux. La Tunisie aussi est avancée en matière de RSE. Ce pays d’Afrique du Nord a déjà intégré une politique RSE dans sa législation et les décrets d’application doivent apparaître bientôt. Au Maroc en revanche, la dynamique est plutôt portée par le secteur privé, notamment le patronat marocain qui a lancé il y’a quelques années un label RSE. En Afrique centrale, la RDC a intégré des références spécifiques en matière de RSE dans son code minier. Le pays a d’ailleurs lancé l’IDAK (Initiative pour le développement durable du Katanga) qui contribue énormément à l’amélioration de la RSE dans le secteur minier. Le Burkina Faso fait également partie des pays modèles en matière de RSE, notamment à travers la multiplication d’appels d’offres pour la mise en œuvre de cette démarche dans les entreprises publiques. Au Bénin enfin, le gouvernement est en train d’adopter une charte sur la responsabilité sociétale des entreprises.
Quelle stratégie pour inciter davantage d’acteurs à adopter cette politique plus « durable » ?
Il faut beaucoup plus de sensibilisation et de formation. Car il y a bien un lien entre la responsabilité sociétale des entreprises et la performance de ces entreprises et c’est à force de sensibiliser qu’on peut agir. Plus d’enquêtes, d’analyses et d’études sont nécessaires. Il convient de mettre l’accent sur l’accompagnement des États en matière de politique publique des RSE, car pour faire avancer la RSE il faut des politiques publiques de RSE. Dans ce cadre, nous accompagnons déjà le gouvernement camerounais dans l’élaboration des politiques publiques de RSE. Nous produirons davantage de baromètres comme le « Baromètre RSE ODD SBF 120 » où vous retrouvez les résultats de l’analyse des pratiques RSE de près de 1 200 filiales africaines issues des 120 plus grosses entreprises françaises. Cette démarche a fait l’objet d’une communication pour dénoncer le fait que ces filiales publient rarement ou pas du tout de rapport RSE contrairement à leur maison mère.
Peut-on également envisager le principe pollueur comme une solution ?
C’est un élément incitatif, mais parfois le regret dans les pays africains est que la compensation que les entreprises doivent payer pour non-conformité à l’environnement est dérisoire au vu du chiffre d’affaires des entreprises incriminées. Donc, finalement c’est le pollueur qui prend le dessus. Je tiens à rappeler que le principe pollueur payeur renvoie uniquement à l’une des questions centrales de la RSE qui est la question environnementale.
La RSE concerne aussi le volet social. On a l’impression en regardant les actions de certaines entreprises qu’il s’agit davantage de la philanthropie. Est-ce qu’il y’a une frontière entre la RSE et la philanthropie ?
Malheureusement pour plusieurs entreprises africaines, la RSE est uniquement un élément perçu comme de la philanthropie et non comme un élément de stratégie des entreprises. Elles vont en matière de RSE se limiter à la question centrale « communauté et développement local » à travers des actions sociales. Des actions qui font généralement l’objet d’une couverture médiatique. Ces initiatives sont le plus souvent portées par des fondations d’entreprises. C’est le lieu de rappeler que la fondation d’une entreprise n’est pas forcement l’entreprise elle-même. Donc effectivement nous avons là un gros challenge, rappeler aux entreprises que la RSE englobe sept questions centrales : gouvernance, loyauté des pratiques, droits de l’Homme, relation et conditions de travail, environnement, question relative au client-consommateur, communauté de développement local. Pour une entreprise engagée dans une démarche de RSE, ces enjeux doivent impérativement être intégrés dans son business modèle et répondre aux attentes de toutes les parties prenantes qu’elles concernent les salariés, les communautés locales, les ONG environnementales, etc.
Que coûte la mise en place d’une politique RSE pour une entreprise ?
Quand on dit RSE, tout de suite on nous pose la question des coûts. Ramenons un peu les choses dans leur contexte. Ce sont des coûts par rapport à quoi ? Prenons une entreprise qui n’est pas conforme sur les questions sociales. Elle ne déclare pas ses salariés, elle ne paye pas les éléments de protection individuelle à ses employés, elle n’a pas affilié ses salariés à l’organisme de sécurité sociale, elle ne dispose pas de prestation de santé pour ses salariés, etc. Si une telle entreprise veut s’engager RSE, on demandera qu’un préalable soit mis en place. Ce préalable est déjà en lien avec la règlementation qu’il faut respecter et donc cela aura un coût que l’entreprise jusqu’ici n’avait pas pris en compte. Sur le plan environnemental, si une entreprise n’est pas conforme aux lois environnementales et qu’elle veut s’engager RSE, la première exigence sera la conformité au code de l’environnement qui peut avoir un coût, mais ce coût n’est pas dû à la RSE. C’est un montant exigé que l’entreprise ne versait pas. Une fois que vous avez mis l’entreprise en conformité, vous dialoguez avec vos parties prenantes et la question des coûts devient relative.
Les associations patronales sont aussi un levier important pour le déploiement de la RSE en Afrique. Quasiment toutes les associations patronales en Afrique disposent d’une commission sur la RSE, notamment la Confédération des entreprises citoyennes de Tunisie (CONECT) ou encore la Confédération des entreprises marocaines (CGEM). On peut regretter que ces associations n’en fassent pas assez. Beaucoup d’entre elles ont des codes éthiques et/ou des chartes, mais quelle est la valeur de ces règles lorsque leurs membres ne sont pas en conformité avec les questions sociales, fiscales et environnementales ?
Enfin quand on parle de RSE, on pense à l’engagement des entreprises à atteindre la neutralité carbone. Est-ce possible ? Ou pas ?
Il faut avant tout rappeler que tous les pays africains ont signé l’accord de Paris de 2015 sur la réduction des gaz à effet de serre, même si le continent n’émet en fait que 4 % des émissions mondiales de CO2. Pour réduire les émissions de gaz à effet de serre dans les entreprises, il faut d’abord réaliser un bilan carbone, ensuite mettre en place les actions correctives. Maintenant, comme il y’a des émissions qu’on ne pourra jamais éviter (les émissions incompressibles), on va réaliser cette compensation qui nous mène vers la neutralité carbone.
Quasiment tous les grands groupes internationaux sont engagés dans la neutralité carbone ce qui a des répercussions au niveau de leurs filiales en Afrique. On peut notamment évoquer le cas d’Orange qui vise la neutralité carbone à l’horizon 2040. Par ailleurs, de nombreux groupes pétroliers à l’instar de TotalÉnergies se détournent progressivement du pétrole et je regrette que les États africains ne perçoivent pas ces risques. Car la question est posée de savoir comment les entreprises dont l’activité est axée sur la vente du pétrole et donc du carbone génèreront des bénéfices quand le prix de la tonne de carbone augmentera drastiquement. Voilà tout l’enjeu.
Propos recueillis par Inès Magoum et Jean Marie Takouleu