En marge de la journée internationale de la femme africaine (Jifa) qui s'est célébrée le 31 juillet dernier, Zineb Sqalli a accordé une interview à AFRIK 21. La directrice générale et associée au bureau du Boston Consulting Group (BCG) à Casablanca au Maroc est revenue sur la place des femmes dans les économies africaines aujourd’hui. Entre violences, insécurité, faible participation économique et sous représentativité. Un narratif qui avec des politiques volontaristes en matière de législation et d’éducation par exemple, une représentation différente des femmes dans les médias, la vie politique et économique peut changer pour un monde plus juste.
AFRIK 21 : Vous êtes co-auteure avec cinq autres femmes de l’analyse « Voix des femmes africaines : Repenser le récit sur le rôle des femmes dans les sociétés africaines » publiée en mai 2023 par le Boston Consulting Group (BCG). Qu’est-ce qui a motivé la réalisation de cette étude ?
Zineb Sqalli : Nous nous sommes rendu compte qu’il existe peu d’études qui donnent la parole aux femmes africaines, malgré la pléthore de publications académiques sur celles-ci. C’est ainsi que nous avons souhaité mettre à profit le centre d’expertise de la connaissance client du Boston Consulting Group (BCG), qui mène des études sur le comportements des consommateurs pour nos clients du secteur privé, pour comprendre les perceptions des femmes et des hommes sur la place des femmes dans les économies africaines et les principaux challenges auxquels elles font face.
L’autre motivation est la baisse du taux de participation des femmes africaines à l’économie, amorcée avant le Covid 19 et qui ne parvient toujours pas à se redresser, notamment dans les pays d’Afrique Sub-saharienne.
Et en mai 2023, nous avons publié le rapport : « Voix des femmes africaines : Repenser le récit sur le rôle des femmes dans les sociétés africaines ».
Comment l’étude a-t-elle été menée ?
Une approche en trois volets. Le premier volet – analytique – consiste en l’analyse des indicateurs macro-économiques constituant le Global Gender Gap, indicateur mondialement utilisé par le World Economic Forum (WEF) pour mesurer l’écart entre les hommes et les femmes. Cet indicateur mesure quatre dimensions portant sur l’éducation, la santé, la participation économique et la représentativité notamment politique des femmes. Objectif : constituer ce qu’on appelle des archétypes de pays africains c’est-à-dire des groupements de pays qui partagent une réalité commune tout en tenant compte de la diversité de chacun d’eux.
Le deuxième volet a reposé sur l’étude ethnographique. C’est-à-dire que pour essayer de comprendre et d’alimenter ces archétypes, nous avons fait des dizaines de focus group dans différents pays pour comprendre la place des femmes dans les économies africaines.
La troisième étape a permis d’interroger 6 000 hommes et femmes, dans six pays ciblés par l’étude (Maroc, Égypte, Kenya, Nigeria, Éthiopie et Afrique du Sud), de façon à mieux comprendre la perception que les femmes ont d’elles-mêmes et aussi celle des hommes sur la question de l’égalité de genres.
Quelles sont ces entraves à la participation économique des femmes en Afrique ?
Nous avons recensé des points communs, mais aussi des entraves propres à chaque pays. Le premier frein commun est celui de l’insécurité et de la violence qui revêtent des formes différentes selon les pays. Dans le sud de l’Afrique par exemple et dans une moindre mesure dans les sous-régions Afrique de l’Ouest et de l’Est, le frein majeur est celui de la violence domestique ; quand dans les pays d’Afrique du Nord, il s’agit de l’insécurité. Une insécurité pas tellement à la maison, mais plutôt dans les espaces publics et sur le lieu de travail.
Au-delà de la problématique de la violence, les normes sociales jouent également un rôle majeur dans le niveau de participation des femmes aux économies, d’où le besoin de le faire évoluer. Une des femmes interrogées nous a dit que ‘le modèle de réussite suprême pour une femme est d’être la mère d’un garçon qui réussit’. Ce narratif est différent selon les pays, mais on peine encore à percevoir les femmes comme moteurs économiques, tant leur rôle est intimement associé à celui d’éduquer les jeunes générations. Cela se traduit par l’absence de structures de garde d’enfants, un poids important des charges domestiques, la rareté des modèles de réussite professionnelle de femmes qui sont également des mères. etc.
En soi, cela peut évidemment être un choix personnel. Mais lorsque les niveaux de participations économiques sont aussi faibles, il ne s’agit plus d’un choix personnel, ni familial mais celui de la société.
Quelques chiffres intéressants issus de notre étude :
- 45-50% des hommes et des femmes interrogés au Maroc et en Égypte considèrent que si le père ou mari gagne suffisamment d’argent pour subvenir aux besoins de sa famille, la femme n’a pas besoin de travailler.
- 30-40% des hommes et des femmes interrogés en Afrique du Sud, Kenya, Éthiopie et Nigeria, considèrent qu’à qualification égale il est normal pour un homme d’être payé davantage qu’une femme.
Disons quand même que l’éducation serait un rôle féminin sortie du monde économique.
Exactement ! C’est comme ci les pays africains, surtout ceux d’Afrique du Nord fonctionnent avec un seul moteur. L’autre moteur – les femmes- serait en bon état de marche, leur niveau d’accès à l’éducation est à la santé est au-delà de la moyenne mondiale. Mais malgré tout, ce moteur est sous exploité. L’objectif de notre analyse est aussi de pointer du doigt ce qui a besoin de changer. C’est évidemment l’accès à l’infrastructure, à l’entrepreneuriat et à l’éducation, mais plus important, c’est de changer le narratif autour du rôle des femmes.
En Afrique du Sud par exemple, le narratif a très vite évolué. Du narratif des femmes sud-africaines fragiles, il est passé à un narratif de femmes plus fortes désignées par ce terme populaire ‘Mbokodo’ qui signifie ‘solides come la pierre’ pour désigner les femmes, qui deviennent ainsi presque une menace quelque part pour les hommes, accentuant le phénomène de violences domestiques. Dans ces pays, le narratif doit continuer d’évoluer pour présenter les femmes comme partenaires des hommes et non comme leurs rivaux.
Quels autres leviers à mettre en place par les pouvoirs publics ?
Le levier législatif est extrêmement puissant. Pas tellement sur l’effet ‘coercitif’, mais davantage pour le débat qu’il introduit dans les sociétés. Les amendements législatifs pourraient concerner la législation autour des violences faites aux femmes, la législation sur la représentativité des femmes et la législation sur la facilitation des incitations fiscales pour des entreprises volontaristes en matière de diversité par exemple.
Mais il n’y a pas que la législation…
Absolument ! L’éducation est également un levier fondamental pour déconstruire les stéréotypes de genre dès le plus jeune âge. Cela passe par la sensibilisation des instituteurs, la modification des contenus des manuels scolaires, etc. à l’image de ce qu’a fait la Finlande depuis plus de 50 ans maintenant.
Les médias ont aussi un rôle majeur à jouer. Nous avons en Afrique une population très jeune et connectée. Les réseaux sociaux contribuent fortement à la construction des narratifs sociaux, en particulier sur la place des femmes.
Alors un monde où l’homme et la femme seraient égaux, serait quel type de monde selon vous ?
Ce serait un monde meilleur pour les deux, où on n’opposerait pas les hommes et femmes, mais où on bénéficierait de la complémentarité des deux. Ce serait un monde plus équilibré, plus juste, plus riche au sens valeur économique. Ce serait enfin un monde où il y’a une meilleure conscience écologique.
En quoi finalement l’Afrique qui est le continent qui subit le plus le dérèglement climatique et qui en même temps a le taux de femmes entrepreneurs le plus important au monde peut-elle apporter des solutions à l’échelle mondiale et montrer la voie pour un monde plus durable et plus égalitaire ?
Cette concomitance est saisissante. Il y a une autre ‘intersection’ intéressante sur le continent : la majorité des agriculteurs en Afrique subsaharienne sont des agricultrices. Or on sait que l’agriculture est un secteur majeur à la fois pour l’atténuation des effets du réchauffement climatique (à travers la reforestation et la capture de carbone par exemple) et pour l’adaptation des pratiques agricoles pour améliorer les rendements et in fine la sécurité alimentaire.
Ces exemples montrent que l’implication des femmes dans l’action climatique est indispensable pour la planète, et qu’action climatique et réduction des inégalités hommes femmes vont de pair.
Des propos recueillis par Inès Magoum et Delphine Chêne